C'est, pour le quotidien Libération, dont il est le directeur, que Laurent Joffrin a publié cet éditorial, à l'occasion de la commémoration de la "boucherie de Verdun". L'éditorial est reproduit ci-dessous, afin d'être conservé tel qu'il est publié ce jour. C'est que, depuis 2 ans, la France, et d'autres pays en Europe, rendent hommage aux soldats, victimes, de cette guerre, mais comme nous le savons, l'action de se souvenir est sélective et ce qui est parfois mis en lumière l'est pour en cacher d'autres. Il y a un siècle et un peu plus, ils ne furent pas nombreux à ne pas céder à la furie, qu'elle soit réelle ou feinte, et ceux-là, ces vrais résistants à la boucherie annoncée, furent insultés voire assassinés, et aujourd'hui encore bien oubliés. Parmi eux, il y avait les membres du parti bolchévique, lesquels allaient faire parler d'eux, pour une guerre qu'ils n'ont pas voulu, approuvé, mais qui a fait de l'empire tsariste le spectre d'un empire européen. Et de ce point de vue, nous pouvons être d'accord avec lui sur le fait que "nous avons plus que jamais besoin" d'une "vigilance politique". Et c'est parce que nous devons cette "vigilance politique" que nous devons le contredire : non, "Verdun, c’est le paroxysme infernal du nationalisme. La montée en puissance des Etats-nations", mais bien le paroxysme infernal des trois Etats-Empires (l'Angleterre est de la partie dans la guerre) qui s'appliquent l'un par rapport à l'autre la même violence coloniale qu'ils exercent partout à travers la planète. Si, au soutien de cet impéralisme colonialiste là, il s'est trouvé un nationalisme et des nationalistes, c'est qu'ils en partageaient la logique et les intérêts. Mais pour se faire la guerre, les biens nés ont déserté le champ de bataille que dans l'Europe féodale et moderne, ils se réservaient. Les chevaliers sont devenus des généraux, et avec le temps, cette descendance a bien décati. Ils sont loin du champ de bataille, si on peut appeler ainsi un terrain laminé par des explosions et des tirs de tous les côtés. Sur le terrain, se trouvent des hommes, pour lesquels ces "bien nés", n'ont aucune affection et ont même une grande méfiance. C'est que les tensions sociales et révolutionnaires montent en flèche en Europe, et une "bonne guerre" canalisera et liquidera les possibles acteurs de cette révolution. Il faut donc le miracle russe pour que de tels résistants ne soient pas eux aussi laminés par cette guerre et puissent ainsi profiter de l'exceptionnelle faiblesse du régime tsariste, le seul sans doute d'Europe à ne pas être puissamment protégé par une armée et une police prétorienne. Mais voilà : l'idéologie, celle qui est à la tête de l'Europe actuellement, n'hésite pas à multiplier les raccourcis, en faisant du nazisme et du stalinisme des "totalitarismes" comparés et comparables, issus de cette guerre, laquelle n'aurait donc jamais dû exister pour empêcher ces deux évolutions. Mais qu'importe les rêveries de M. Joffrin, comme les comparaisons ineptes ? Cette Histoire n'est pas celle des "et si" "et si", puisque les faits sont désormais définitifs. Et s'il y a bien une chose sur laquelle repose une conditionnalité, ce qui terrifie M. Joffrin, c'est à propos de cette "Europe"-panacée, de cette Union Européenne, pour laquelle ils exigent de tous le culte et le soutien, parce qu'elle serait la non-guerre à la place de la guerre, comme si les pays européens ne pourraient pas vivre en paix sans UE, ou même vivre en paix avec une autre Europe. Parce que, là, tout d'un coup, l'imagination du possible est interdite : c'est ou l'UE ou rien. Mais lorsque cette machine à écraser la vie des pauvres s'est mise en marche avant et en 1914, des résistants ont en effet fait le choix de cette imagination, et ont décidé d'agir. Contre cette Europe des "droits", théoriques, mais largement niés dans les faits, ils ont décidé de vouloir construire une organisation fraternelle qui empêche réellement la guerre, et, n'en déplaise à M. Joffrin, une fois finie la guerre contre ces mêmes pays européens qui n'étaient toujours pas fatigués de leurs millions de morts, pour aller jusqu'en Russie aider les Russes blancs à mettre à bas la future Union Soviétique, l'URSS n'a fait la guerre à personne jusqu'en 1939 – date à laquelle les Soviétiques ont été obligés de bouger pour préparer la défense face, là encore, à une nouvelle attaque des forces occidentales. Et si "l'Europe se défait" aujourd'hui (ce qui n'est pas aisé à constater, quand on voit que l'UE se maintient et impose tant de diktats), ce ne sont pas les peuples nationalistes qui en sont les responsables, mais les dirigeants tant de l'UE et de tant de pays, parce qu'ils ne respectent ni les peuples, ni leurs peuples, ni ceux qui symbolisent les mieux ces peuples fragiles, les migrants. La souveraineté des peuples ne peut pas être criminelle, mais le sont les politiques nationales-internationales anti-sociales. Comme les élites l'exigeaient d'eux, M. Joffrin exige, en instrumentalisant les risques et les dangers, des peuples, des travailleurs, qu'ils se sacrifient sur l'autel "de la paix", un autre mot pour dire aussi une situation d'intenses activités commerciales et financières pour lesquelles, pourtant, bien des questions se posent. C'est une union des peuples contre des dirigeants dangereux qui aura été et qui est toujours nécessaire. Ce sont ces dirigeants qui, il y a plus de cent ans, ont décrété la guerre – à faire par d'autres; ce sont encore des dirigeants qui ont décrété la guerre économique et sociale, contre les travailleurs, les pauvres, les migrants. La coalition de ces dirigeants dangereux, l'UE, doit être mise au pas, avant que les dégâts et préjudices commis en Grèce, en Espagne, au Portugal, en Hongrie, Pologne, ne s'étendent et…
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L'éditorial de Laurent Joffrin
Verdun ? Le symbole même de l’absurdité de la guerre ! Trois cents jours de bataille, quelque 300 000 morts, des souffrances sans nom et une débauche d’héroïsme pour revenir, un an plus tard, aux mêmes positions, dans une boue de terre, de sang et d’ossements. En Allemagne et en France, on célèbre le centenaire d’un carnage aberrant, né de la sanglante folie des hommes, décuplée par la puissance meurtrière de l’industrie. Pourtant, cette lecture édifiante ne suffit pas. A beaucoup d’égards, elle est même trompeuse et peut endormir une vigilance politique dont nous avons plus que jamais besoin.D’abord parce que l’invocation de la simple folie n’épuise en rien les explications du massacre. Les soldats qui sont morts à Verdun n’étaient pas des fous, pas plus que les généraux qui les ont conduits à l’abattoir dans le fracas des canons et le crépitement des mitrailleuses. Les historiens ont longuement analysé la motivation des combattants. Ils ont écarté les interprétations bien-pensantes, de droite ou de gauche. Les poilus de Verdun, pas plus que les «Feldgrau» allemands, ne sont pas allés se faire tuer dans l’enthousiasme patriotique qu’on a décrit. Mais leur courage sous le feu n’est pas seulement né de la contrainte imposée par des ganaches ivres de gloire et de revanche. Le sacrifice a été largement consenti, comme un devoir civique qu’on estimait légitime et inévitable, sans joie mais sans colère. Ni fanatiques ni simples marionnettes… Les «mutins» eux-mêmes, justement réhabilités par Lionel Jospin, Jacques Chirac et François Hollande, n’étaient ni des lâches, ni des déserteurs, ni des objecteurs de conscience. Ils refusaient de monter à l’assaut pour rien. Mais ils ne fuyaient pas le champ de bataille.Et surtout, tous ces soldats sacrifiés pensaient se battre pour un idéal. Les Français se croyaient engagés dans une «guerre du droit» que les exactions allemandes du début de la guerre semblaient justifier ; les Allemands étaient mus par la peur de l’encerclement que l’alliance franco-russe avait matérialisée. Des deux côtés, la cause semblait juste. Pour ces raisons, les combattants de Verdun méritent le respect dû au sacrifice, et non la commisération désinvolte accordée aux victimes ou aux simples d’esprit.
Un seul remède à cette maladie mortelle : la construction d’une Europe unie
Or, on n’a trouvé qu’un seul remède à cette maladie mortelle : la construction d’une Europe unie, qui écarte pour des générations le spectre de la guerre. Cette Europe même qui se défait aujourd’hui sous la poussée des souverainistes, impuissante devant la crise migratoire, incapable de rassurer les peuples et de contenir l’effrayante renaissance des fanatismes identitaires. On dira que nous sommes loin d’un conflit armé, que les populismes européens ne sont pas militarisés, qu’aucune volonté de conquête n’anime les sociétés européennes. On dira en un mot que nul ne songe à se battre. C’est faire preuve d’un aveuglement stupide. L’Histoire, dont la cruauté éclate à Verdun comme dans tant de lieux, montre qu’une fois le diable nationaliste sorti de sa boîte, il n’y rentre pas sans de grands massacres. On croit la paix établie, on vit dans l’oubli de la guerre. Pourtant, sous nos yeux, à quelques centaines de kilomètres de Paris, le nationalisme soudain ressuscité par la chute du communisme a ravagé les Balkans il y a vingt ans et il a déclenché une guerre en Ukraine qui est toujours en cours. La guerre impossible ? Dangereuse naïveté à l’échelle de l’Histoire ! C’est donc une irresponsabilité insigne que de laisser dépérir l’idéal européen sous prétexte de difficultés transitoires à l’échelle du temps long, comme les migrations ou la crise de l’euro. Le souverainisme est criminel. Il faut le rappeler inlassablement : l’union du continent est notre seule parade contre la violence constitutive des sociétés et des nations. C’est la seule manière de témoigner aux combattants de Verdun le respect qui leur est dû.