Jean Hatzfeld publie "Un papa de sang", qui constitue son cinquième ouvrage sur le génocide des Tutsis par les Hutus qui a eu lieu en 1994. Un témoignage capital sur les séquelles dans les consciences.C’est votre cinquième livre sur le génocide des Tutsis par les Hutus. Saisissez-vous mieux à présent les mécanismes profonds de cette catastrophe humaine ?
Jean Hatzfeld Je n’ai fait aucun progrès dans ce sens depuis mon premier livre (Dans le nu de la vie, sous-titré Récits des marais rwandais, Le Seuil, 2000 – NDLR). J’ai écrit ce cinquième ouvrage parce que de nouvelles questions ont surgi, entraînant de nouvelles réponses. Le temps joue. Les gens grandissent, leur mémoire change. Les réflexions sur ce qu’ils ont vécu se modifient. La jeune Jeannette, à qui je parlais lorsqu’elle avait seize ans, en a trente-deux maintenant. Elle est mère de deux enfants. Son regard n’est plus le même. J’ai compris au fil du temps à quel point tous sont abîmés.
Vous donnez la parole à tour de rôle aux descendants des bourreaux et à ceux des victimes. Quelle leçon tirer de ces témoignages à partir de mémoires si jeunes qui n’ont du massacre qu’un souvenir répercuté par leurs parents, lorsqu’ils vivent encore ?
Jean Hatzfeld Je ne les connais pas tous personnellement mais je les ai vus grandir. Je vais au Rwanda, plus précisément à Nyamata, depuis quinze ans. Aujourd’hui, ils ont entre seize et vingt-trois ans. Quand je rencontrais leurs parents, je les voyais aussi. J’ai toujours eu dans l’idée que je m’adresserais un jour à eux sans savoir ce qu’il en sortirait. Je ne voulais pas parler avec des petits. J’avais été très choqué par certains récits d’enfants soldats en Afrique. Autre exigence, je voulais m’entretenir avec des enfants de personnes présentes dans mes précédents livres. Le résultat m’a surpris. Je m’étais trompé en imaginant qu’ils parleraient assez facilement d’eux et de leur vie, difficilement du génocide et pas du tout de leurs parents. C’est exactement le contraire qui s’est produit. Ils ont parlé beaucoup d’eux, très facilement du génocide et ils ont tous été surpris et émus que je les interroge sur leurs parents. On ne leur avait jamais posé de questions sur leurs géniteurs, surtout les enfants de tueurs. La seconde surprise, c’est à quel point ils sont marqués pour ne pas dire ravager par cet héritage, mais de manière différente selon les individus et selon les ethnies.
Les enfants rescapés des familles tutsies ont reçu de vive voix une histoire familiale précise et claire. En outre, leur histoire va dans le sens de l’histoire officielle et institutionnelle. Au sein des familles hutues, c’est l’inverse. Le mensonge est partout, le silence et le non-dit aussi. Fabrice et Fabiola, enfants d’un grand tueur, ont beau être solidaires dans l’adversité, ils ne parlent jamais ensemble du génocide et du rôle joué par leur père. Pourtant, ils n’en ignorent rien.
On est frappé par la qualité de la langue des personnes qui témoignent. C’est un langage à la fois très précis et métaphorique. Pensez-vous que cela puisse avoir une signification à partir de l’horreur ?
Jean Hatzfeld Dans mon livre Dans le nu de la vie, je demandais à Sylvie, l’une des rescapées, comment elle parvenait à trouver des mots si beaux. Elle disait : « Quand on a voyagé dans le nu de la vie, ça coule de source. » Elle voulait dire que lorsqu’on effectue le voyage dans un tel absolu, on trouve ces mots-là. Ils utilisent en général un beau français,
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