Le livre allait de soi. Il était «capital» de parler. Désormais publié au format Folio, les six années de captivité d'Ingrid Betancourt aux mains des Farc forment plus de 800 pages. La forêt des pages redouble celle de l'Amazonie. Le volume est puissant. Faut-il y entrer ? Qu'allons-nous y trouver ? Les chiens de garde parisiens de la «bonne littérature» l'ont vanté : il faut lire «Même le silence a une fin». Pour beaucoup, leurs prescriptions provoquent l'effet inverse. Évidemment, il y a parfois un bon livre qui subit un de leurs éloges au milieu de tant d'autres qui ne sont que des marchandises vides estampillées «livres», mais de toute façon, puisque «la littérature», champ séparé parmi les champs séparés, «la philosophie», etc, n'existe pas, puisque chaque livre est heureusement débordé et ne clôt rien, malgré les apparences, il ne s'agit pas de «lire un bon livre» qui «raconte» telle ou telle histoire, mais d'écouter ce qui à travers la parole donne à apprendre – ou pas. Car, au lieu de considérer religieusement une «sainte» «sanctifiée par sa traversée de l'enfer», au lieu d'appréhender ce «Même le silence a une fin» comme une «Bible», il faut aussi interroger les angles morts, les SILENCES de cette voix qui parle, ce qu'elle tait parce qu'elle ne veut pas dire, ce qu'elle tait parce qu'elle ne peut pas le dire, pour n'y avoir ni pensé, pour ne pas l'avoir vu, entendu. Et c'est ce qui peut donner à celui ou celle qui lit un espoir : derrière la lisière du connu, va t-elle nous faire entrer et découvrir de l'Inconnu Humain ? Au moment même où les télévisions européennes créaient les conditions de réalisation et de diffusion de programmes faussement qualifiés de «télé-réalité» dont le double principe fondateur était, un, l'enfermement, dans un appartement ou dans une île, d'un groupe de personnes qui auparavant ne se connaissaient pas et étaient différentes, deux, la provocation par tel ou tel moyens de comportements relationnels, autour du «conflit créateur » (traduction télévisuelle de la «compétition économique »), plusieurs femmes et hommes étaient, en Colombie, enfermés, réellement, mais sans partage mondialisé de leurs vies, dans des conditions très difficiles en raison même du lieu (l'Amazonie), et on peut dire que les FARC ont là, déjà, manqué d'un sens du Temps (l'époque), puisque des enregistrements et des diffusions d'un programme «Le camp des Farc» aurait écrasé n'importe quel Koh-Lanta. Sans compter qu'un tel programme leur aurait permis de s'expliquer, de se justifier, de donner des informations sur les actions du gouvernement, de la classe politique, de l'armée, de Colombie, des États-Unis, de faire connaître leurs revendications. Comme s'ils étaient détenteurs d'un trésor ou d'un anneau, ils ont placé une chape de plomb sur cette «possession». Dans sa parole, Ingrid Betancourt réduit les FARC à ce qu'ils furent pour elle dans cette détention : des hommes, des femmes, armés, souvent durs, cruels, dangereux, et c'est tout. L'éthique du lecteur, de la lectrice, peut être minimale, elle peut être aussi maximale, et du coup, considérer que, étant donné que ce récit expose des réalités conflictuelles graves, puisque parfois mortelles, l'audition des parties concernées est indispensable. L'Histoire des FARC est dès lors à connaître, comme l'Histoire de la Colombie, comme l'Histoire de l'Amérique du Sud et de l'Amérique Centrale. Pendant sa captivité, Ingrid Betancourt a obtenu des livres, et notamment une Encyclopédie. Elle y a passé des heures à prendre connaissance de ces notes synthétiques consacrées à telle ou telle réalité, à telle ou telle personnelle, à telle ou telle période. «Même le silence a une fin» doit être ainsi abordé : les vies racontées, exposées, leurs relations et leurs interactions, du début à la fin, doivent être perçues dans ce cadre général, qui les précédait, et qui s'est prolongé après. Il faut donc rappeler que ces deux Amériques, du Sud et centrale, ont été colonisées, profondément, totalement, et négativement, par les Espagnols (et les quelques Portugais du Brésil).
Pour celles et ceux qui croiraient encore aux simplismes et aux mensonges des manuels classiques d'Histoire sur l'avant et le l'après 1492, il faut justement lire l'ouvrage «1491» de Charles C. Mann. Celui-ci a assemblé suffisamment de pièces probantes pour démontrer que le continent américain était entièrement habité, par des peuples frères qui souvent ne se connaissaient pas, mais qui tous vivaient avec le respect de la Terre qui les nourrissait. La colonisation espagnole, comparée aux colonisations européennes du reste du monde, a été la plus brutale, la plus destructrice et raciste. La controverse de Valladolid ne doit pas faire illusion : le racisme soutenu par l’Église catholique au terme de cette confrontation de «théologiens» était largement dépassé et prolongé par celui des «terriens», de ces colons et soldats qui s'appropriaient à la manière européenne, c'est-à-dire en privatisant tout, pour lesquels les «Indiens» étaient bons lorsqu'ils étaient «morts». Et en lieu et place de ces peuples, et de ces cités, les colons ont apporté la table rase de l'agriculture d'emblée extensive. Ce que le sol espagnol ne leur permettait pas d'obtenir, parce que trop sec, ou parce que propriété de l’Église catholique ou des nobles du Royaume, les colons l'ont imposé aux terres de ces Amériques, et y ont reproduit la structure sociale de l'Espagne, ce que les enfants et héritiers des premiers colons européens d'Amérique du Nord ont également reproduit (les premiers fuyaient les inégalités féodales et aujourd'hui les États-Unis ont reproduit à l'échelle d'un quasi-continent celles-ci). Les habitants, les Native People, ont été volés, par la force, et le revolver est tout autant un principe dans cette gigantesque colonie espagnole que dans celle anglo-saxonne du Nord. La destruction de l'Amazonie engagée depuis des décennies est le fait de ? Des Indiens ou des descendants des colons ? L'exploitation des terres, des sols, des personnes, est-elle le fait des Indiens ou des descendants des colons ? A l'égard de toute cette exploitation destructrice, Ingrid Betancourt représente une mauvaise conscience. Elle n'accepte pas «les injustices», et elle reconnaît, en une phrase fondamentale, mais qui, hélas, reste lettre morte, sans suite, qu'elle partage l'essentiel des analyses accusatrices des FARC contre les fautes et les crimes du système économique et politique colombien. La co-fondatrice d'Oxygeno Verde se trouve plongée dans l'Oxygène Vert, l'Amazonie. Elle flirte parfois avec les sentiments, les idées, de la compréhension d'un «destin» positif dans cette captivité, mais braquée sur sa «liberté», elle s'arrête là. Et c'est sur cette tétanisation que sa parole développe les faits des semaines, des mois, des années : l'une à côté de l'autre, les uns aux côtés des autres, les FARC et Mme Betancourt ne se sont pas rencontrés, et chacun est responsable de cet échec. En raison de leurs réponses toutes faites sur «les classes», les FARC ont été incapables de prendre en compte qu'il était positif de voir qu'une fille de la grande bourgeoisie colombienne rejetait les principes de celle-ci. Mais pire encore, au lieu de tenter de convaincre leurs prisonniers du bien-fondé de leurs sentiments, de leurs analyses et de leurs volontés pour la majorité civique de la Colombie, les FARC ont «géré» ces otages comme «un troupeau», en adoptant les principes capitalistiques, de valeur de la personne (selon son rang social, elle vaut), et de mépris des personnes (selon son rang social, elle ne vaut rien). L'absence de respect à l'égard de leurs prisonniers n'est nullement «communiste», puisque le communisme se définit historiquement par le goût et la recherche du bonheur de tous, avec tous. Réciproquement, hélas, Mme Betancourt s'est parfois approchée d'une «compréhension» des FARC, individuelle (l'histoire très dure de l'enfance et de l'adolescence de certains membres des FARC, auxquels une pauvreté inouïe a été imposée par la grande bourgeoisie colombienne), collective (la lutte pour la libération des terres, pour leur déprivatisation). Elle n'a toutefois pas profité de ce temps si long pour réfléchir à une philosophie politique complexe, plutôt que d'en rester à des simplifications. Car lorsque la fin-le début approche, elle est finalement reconnaissante à l'armée colombienne d'être libérée, à la politique de fermeté d'Uribe, alors qu'elle-même le reconnaît dans son récit, c'est la pire politique d'extrême-droite que l'on pouvait craindre. Dans cet échec réciproque, la plus grande responsabilité revient aux dirigeants des FARC qui n'ont pas compris quel allié pouvait être et devenir Ingrid Betancourt, au lieu de croire possible de faire la guerre au monde entier, y compris à une «bourgeoise» qui était idéologiquement «compatible». Et dans cet échec, humain, il y a un échec de la pensée communiste, dans la mesure où celle-ci reproduit ce qu'elle dénonce chez son ennemi, la division des individus en classes sociales. De la grande bourgeoisie mondialisée, Mme Betancourt est l'une des rares à avoir vécu une expérience du partage absolu des conditions et des moyens de la sur-vie, et elle connaît donc, de l'intérieur, les souffrances de celles et ceux qui n'ont rien parce qu'ils ont enfermé dans un système violent. Sur tout cela, son silence prendra t-il fin ? !
Même le silence a une fin, Ingrid Betancourt, extrait lu par JC Grellety