C'est un cirque tzigane du côté de la porte de Champerret, un petit monde parallèle, un terrain goudronné, flanqué d'une école polyvalente avec un toboggan en forme de navire et d'une palissade où défilent alternativement des publicités pour Air France et les biscuits Milka. Alexandre Romanès a repeint en vert sombre les quinze caravanes du cirque. Est-ce une façon, pour cet acrobate poète, né Bouglione ("Mon nom de jeune fille"), d'esquiver l'hostilité anti-Roms qui empoisonne aujourd'hui l'Europe ? "Je déteste cette couleur horrible", dit-il dans sa caravane-cuisine, où il vous reçoit, parmi ses chats trapézistes, avant le lancement de son nouveau spectacle d'inspiration flamenco, "Voleurs de poules".
Vous êtes assis à une table minuscule que cet ironique nomade a bricolée avec un panneau Interdit de stationner. "Avant, nos caravanes étaient jaune et rouge, mais quand on était en Italie, on ne voyait que nous, sur la place. Traditionnellement les caravanes tziganes étaient peintes en vert, on les appelait des verdines : quand ça chauffait trop, on allait se cacher dans les bois et on devenait invisibles." Eloge du camouflage par temps de gitanophobie :
On se sent comme les juifs… ou les Tziganes dans les années 30."
Romanès, qui a séjourné dans maintes prisons, au gré de ses tribulations fildeféristes, vous cite un proverbe de son peuple : "Liberté, Egalité, Fraternité, Camp". Mais ce ragazzo de 61 ans, pieds nus dans ses chaussures aux lacets défaits, est un homme trop vaste "pour [se] la jouer Cosette". Parfois, l'auteur placide et tourmenté d'"Un peuple de promeneurs" se demande si un Gitan écrivain est encore un Gitan. Au risque de trahir le rôle de saint et martyr que lui assignent les champions des droits de l'homme, monsieur le directeur est aussi un patron décomplexé, qui règne sur une trentaine de salariés. Parfois sous le bohémien perce un président du Medef : "C'est épouvantable d'être un patron en France. J'ai au-dessus de ma tête deux bottins : le Code civil et le Code du Travail. Si on ne jette pas ces deux grimoires à la poubelle, ce pays va mourir."
Romanès déclare un salaire mensuel de 6.000 euros, "dont je ne vois pas la moitié, car je nourris un village en Roumanie, Visoara, le village natal de ma femme, où les gens crèvent de faim. Un jour, j'ai vu une mère faire bouillir de l'eau dans une marmite, les enfants étaient tout contents, mais pas pour longtemps, car la mère n'avait rien à mettre dans la marmite. Je lui ai demandé pourquoi elle agissait comme ça. Elle m'a répondu que c'était mieux que rien." Romanès évoque aussi un tour de magie ignoble qui se pratique en Roumanie, en Bulgarie et en Hongrie. "Des hommes ramassent une Tzigane de 13 ans dans la rue et l'amènent à hôpital où elle se fait stériliser de force." Un autre tour de prestidigitation ? "La tante de ma femme a accouché d'un bébé mort-né. Elle a exigé de voir le bébé. Elle ne l'a jamais vu. C'est ça, la Roumanie."
"Nous, les Tziganes, nous avons raté le virage du XXe siècle"
Quand il entend le ministre de l'Intérieur dire que les Tziganes de Roumanie ne se sont pas adaptés à la société française, il s'interroge avec ironie : "Manuel Valls, né en Espagne, a-t-il vocation à y retourner ?" Loin de crier comme un cuistre à "l'essentialisation" – mot que ce poète autodidacte, qui a appris à lire à 20 ans, ne connaît pas -, il explique : "Nous, les Tziganes, nous avons raté le virage du XXe siècle. On faisait le commerce des chevaux, on fabriquait des lames et des épées. Après 1914, les chevaux et les épées, c'est fini." Il ajoute : "Et Rimbaud, il était adapté, sans doute ? Et Genet ?"
Romanès a bien connu Jean Genet à la fin de sa vie. Il ne résiste pas au plaisir de vous transmettre les bons mots de cet illustre "inadapté" : "Genet détestait le
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