Lent travail de dissection
Philosophique, l’effervescence des années 70 fut aussi une façon de fuir l’esprit des décennies précédentes, ces Trente Glorieuses dont on croit trop souvent qu’elles avaient été Trente Joyeuses : «Il y avait un mélange d’assurance et de grande inquiétude, un immense déficit de pensée. On se disait :"Voilà, on est sorti de l’horreur" sans prendre de front la question : pourquoi y a-t-il eu des fascismes ?» On s’accrochait au libre arbitre à la Descartes, la conscience de soi toute-puissante. Même l’idée marxiste d’aliénation impliquait un état original auquel il suffisait de revenir. L’identité, le retour aux origines, la croyance en un ordre naturel, voilà ce qu’il fallait éradiquer, et les chefs de file de cette bataille étaient Lacan, Foucault, Deleuze et Derrida.
C’est en ce dernier que Nancy a trouvé son maître. Lequel, fait rare, publia dans les années 90 un hommage à son disciple : le Toucher, Jean-Luc Nancy. En plaçant son Adoration sous le signe de la déconstruction, Nancy témoigne de sa dette. Poursuivant la méthode inaugurée par Derrida, il préfère le lent travail de dissection aux vérités métaphysiques hâtivement proclamées. Pour qui est rebuté par le terme de «déconstruction», l’Adoration montre qu’il s’agit d’une méthode inventive et étonnamment joyeuse. Appliquée ici au christianisme, elle permet d’aller au fondement de celui-ci et d’y voir moins une religion qu’un mouvement par lequel l’Occident s’est défait, étape par étape, de tout ce qui était censé donner un sens au monde : les idoles, les superstitions, puis la foi, la raison, l’Etat (ces «dieux pour athées») jusqu’au constat de l’inexistence d’une signification ultime. Ainsi Nancy finit-il par nous conduire à ce qui est, de livre en livre, le cœur de sa pensée : «Le monde ne repose sur rien – et c’est là le plus vif de son sens.» On sent une véritable délectation chez lui à prendre à revers tous ceux qui théorisent la «quête de sens». Le sens du monde, c’est qu’il n’y en a pas, répond Nancy. «Sartre disait que le communisme est l’horizon indépassable de notre temps. Depuis, on a appris qu’il n’y a pas d’horizon indépassable, ni même d’horizon tout court. Il faut se faire à un univers sans horizon, comme dans un vaisseau spatial.»
Reste à comprendre ce que l’on peut faire d’un tel paradoxe. L’affaire va s’éclairer peu à peu, le lendemain matin. Le maître des lieux a eu le temps d’acheter le pain et les journaux, d’allumer l’ordinateur, de consulter ses mails. Dans le salon, à côté d’un tableau abstrait (blanc sur blanc), un écran géant dégueule de câbles. Nancy est un gros consommateur d’innovations techniques. La semaine précédente, il a passé la journée à brancher sa télévision à l’ordinateur. «Je suis capable de retourner trois fois à la Fnac pour avoir le bon raccordement. Je suis addict aux machines.» Dans cet univers d’images, d’écrans, de musique continue, il repère des exemples d’adoration. «Prenez le mail. Au début, mes amis juraient que jamais ils ne s’en serviraient. Aujourd’hui, on y sent l’humeur de l’autre, on y entend plus que le message. Ou encore le concert rock : on s’envoie des signaux, on se salue, ça circule. De même que, dans la grotte Chauvet, les fresques représentant les bisons sont une façon de saluer l’homme, dans le rock, l’homme est salué par la technique.» A l’adoration, qui fait circuler le sens, s’oppose l’idolâtrie, qui prétend fixer la signification de tel objet, de telle façon d’être. Par exemple, comme tout système de croyance, le libéralisme économique voudrait réduire la vie à une seule dimension, celui du chiffrage et du calcul. «Quand vous appelez une hotline, la politesse est réglementée, calibrée : "J’ai répondu à toutes vos questions, monsieur Nancy ? Je vous souhaite une bonne journée, monsieur Nancy !" C’est eff
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