En mémoire de Cassandre, la conscience de Jean-Michel Bouvier, contre le féminicide – Libération

Cassandre est là. Le portrait en noir et blanc de la jeune femme est posé sur l’étagère du salon d’un confortable appartement parisien. Une belle fille au visage volontaire, encadré par des touffes de cheveux bruns anarchiques. Les yeux sont noirs, profonds, un peu effrontés. Ou plutôt déterminés. «La dernière fois que je l’ai vue, à la morgue de Salta [Argentine], ils n’avaient pas réussi à les lui fermer, murmure Jean-Michel Bouvier, son père. Le visage était tuméfié, martyrisé, comme si on s’était acharné sur elle. Paradoxalement, le moins impressionnant était le trou de la balle qui l’a tuée.»

Partie à Buenos Aires pour animer un colloque sur «l’Orientalisme en Amérique du Sud», Cassandre Bouvier, 29 ans, avait décidé de prolonger son séjour par une virée touristique dans le nord du pays en compagnie d’une amie, étudiante comme elle à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL, Paris). Ces deux amoureuses du continent latino sont mortes sur un sentier de randonnée dans la réserve naturelle de la Quebrada de San Lorenzo, à 1 600 kilomètres de la capitale argentine. Rouées de coups, violées et assassinées le 15 juillet par une horde sauvage guère plus âgée qu’elles. «Contrairement à ce que j’ai pu lire, elle était pourtant très prudente, ma Cassandre, assure Jean-Michel Bouvier en se rasseyant sur le bord du canapé rouge qui fait face à la photographie. Elle avait l’habitude de voyager dans des pays beaucoup plus criminogènes que l’Argentine.» En Amérique centrale, par exemple, mais aussi en République dominicaine comme consultante pour l’ONG Enda.

«Moi aussi, j’ai bourlingué quand j’étais jeune, se rappelle Jean-Michel Bouvier, 63 ans. Je crois d’ailleurs que je lui avais transmis cette passion.» En témoignent les drapeaux de Saint-Domingue et du Guatemala accrochés au mur ou les flûtes de Pan, les machettes mexicaines et les épées africaines qui ornent la pièce.

Depuis la mort de sa fille, Jean-Michel Bouvier s’arc-boute sur la mission qu’il s’est fixée : faire reconnaître le «féminicide» (action de maltraiter, violer et tuer une femme) dans les codes pénaux argentins et français. Il a écrit pour cela à la présidente argentine Cristina Fernández de Kirchner qui a tenu à le recevoir longuement, lors de son dernier passage à Paris, pour l’assurer de son soutien. A Nicolas Sarkozy et au garde des Sceaux français, également. Mais de ce côté de l’Atlantique, la réponse se fait toujours attendre.

Cheveux et barbe poivre et sel, costume rayé de bonne facture, Jean-Michel Bouvier affiche une exceptionnelle détermination pour décrire «son combat». Car, reconnaît-il : «Je ne pense pas qu’un homme consacre instinctivement sa vie à la défense du droit des femmes. Il faut des circonstances inédites pour prendre vraiment conscience des dangers qu’elles courent.» Le ton est posé, les mots justes et lucides, l’élocution parfaite, la force de caractère admirable. L’humour même transparaît dans le propos lorsque ce gestionnaire chargé de la collectivité territoriale de Versailles au ministère des Finances se décrit comme «l’affreux fonctionnaire financier de Bercy qui est là pour serrer les cordons de la bourse».

Mais la voix se casse soudainement pour endiguer le sanglot qui monte. «On avait décidé de se retrouver à Buenos Aires, avec Cassandre. Ce voyage, à Salta, on devait le faire ensemble. Je n’ai pas pu y aller car j’ai dû subir une grave opération de la colonne vertébrale juste avant. Si j’avais pu la rejoindre, être à ses côtés…» Un terrible sentiment de culpabilité transpire sous la phrase en suspens. Celui de ne pas avoir été présent. Celui de ne pas avoir déclenché l’alerte lorsque Cassandre ne s’est pas présentée au comptoir d’embarquement à l’aéroport de Buenos Aires, jour de son retour programmé («parce que Cassandre ne voulait pas que je m’occupe de sa vie»).

via www.liberation.fr

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