Avec un titre choc, Le Vol de l'histoire, l’anthropologue Jack Goody montrait, voilà quelques années, comment l'Europe avait imposé le récit de son passé au reste du monde. L’historien Romain Bertrand prolonge et dépasse aujourd’hui le programme de Goody avec une ambition de Robin des Bois : «rendre l’histoire» au reste du monde.
A partir des récits du contact entre les Hollandais et les mondes malais et javanais à la charnière des XVIe et XVIIe siècles, Romain Bertrand se fait l’architecte d’une histoire véritablement décentrée de la rencontre entre l’Orient et l’Occident. En cherchant à bâtir une «histoire symétrique», fondée sur une utilisation «à parts égales» de la documentation européenne et asiatique, ce jeune chercheur propose un nouveau récit du monde, qui n’oublie pas «55% de l’humanité», comme le déplorait déjà, en son temps, l’historien Pierre Chaunu.
L’ouvrage de Romain Bertrand, L’Histoire à parts égales, Récits d’une rencontre Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècle), s’inscrit dans un profond renouvellement des études historiques depuis les années 1990, avec l’ambition de faire l’histoire du « tout-monde », sans tomber dans les travers trop abstraits et rapides d’une «histoire globale».
En portant autant d’attention aux archives issues des puissances impériales qu’aux sources émanant des territoires conquis lors de l’expansion coloniale, Sanjay Subrahmanyam sur l’Inde du Sud, Isabelle Grangaud sur l’Algérie ottomane, Abbès Zouache sur les croisades au Proche-Orient ou Ghislaine Alleaume sur l’expédition de Bonaparte en Egypte – pour ne parler que de certains historiens travaillant en France – contribuent aussi à cette nouvelle écriture de l’histoire : décentrée, connectée, étrange et pénétrante.
Que recouvre le projet d’une histoire «à parts égales» ?
Ce projet théorique, qui est aussi un pari d’écriture, recouvre deux choses distinctes, mais dont l’une est la conséquence radicale de l’autre. Pour écrire l’histoire d’une rencontre, d’une situation de contact entre Européens et Asiatiques, il est d’abord nécessaire de solliciter autant les sources asiatiques que les sources européennes.
Cela semble être une idée simple, mais, pendant des décennies, l’histoire de l’«expansion européenne» en Asie, aux Amériques ou en Inde s’est écrite en recourant uniquement aux sources européennes, et cela sans aucun état d’âme. Cela a commencé à changer, à compter du début des années 1990, lorsque des travaux sur l’Inde moghole ont quitté la forteresse de l’archive portugaise et britannique et ont fait appel aux sources locales – ce qui a profondément modifié le script européen.
Cependant, «à parts égales» signifie autre chose encore. Il ne s’agit pas seulement d’utiliser «autant» les sources asiatiques que les sources européennes, mais aussi de les utiliser «de la même façon», comme des éléments d’histoire positive et non, comme on l’a souvent fait, sur le mode de la fantaisie ou du mythe.
Il s’agit donc de faire non seulement un récit à parts égales, mais aussi une Histoire à parts égales, avec une majuscule. L’Insulinde a produit une Histoire, avec son propre système calendaire, son propre système de véridicité, une Histoire tout aussi sophistiquée que ce qu’on appelle l’Histoire en Europe à la même époque. Java et le monde malais avaient, aux XVIe et XVIIe siècles, des historiens et une historiographie, avec des débats très virulents sur ce que sont les critères de la vérité, les rhétoriques de la preuve, etc.
via www.mediapart.fr