Le Point : Les États sont-ils en guerre contre "les marchés" ?
Emmanuel Todd : Ne soyons pas dupes de ces concepts mystificateurs, Bruxelles, les marchés, les banques, les agences de notation américaines : ces faux nez camouflent la prise du pouvoir politique, à l’échelle mondiale, par les plus riches. Sous couvert de protéger l’argent des petits épargnants, les marchés, ce sont tout simplement les plus riches jouant avec les États. Les riches ne se battent pas contre les États, ils se battent pour les contrôler encore mieux (voir L’État prédateur, de James Galbraith). Il suffit d’observer les parcours de certains individus entre la haute administration, les firmes américaines, Bruxelles et, désormais, les gouvernements pour comprendre qu’ils y parviennent. Si une même caste contrôle les marchés et les États, l’opposition entre les uns et les autres n’a plus aucun sens.
Vous êtes bien léger avec l’argent des petits épargnants !
Je refuse de céder au chantage. Lorsqu’ils partaient à la conquête de villes, les Mongols utilisaient des otages comme boucliers humains. Le groupe des plus riches fait exactement la même chose : ses otages, ce sont les petits épargnants.
"La faute aux riches !" : n’est-ce pas sommaire ?
Que cela vous plaise ou non, l’accumulation excessive d’argent dans les strates supérieures de la société est l’une des caractéristiques de la période. La baisse, ou la stagnation, des revenus des gens ordinaires est allée de pair avec la hausse des revenus des 1 % les plus riches et, à l’intérieur de ce petit groupe, des 0,01 % les plus riches. Quant à l’État, il faut reconnaître son ambivalence et s’appuyer sur la partie raisonnable du marxisme pour comprendre ce qui se passe. L’État est à la fois l’incarnation de l’intérêt général et l’expression de la classe dominante. L’État social d’après-guerre, l’État gaulliste, et quoi qu’en ait dit le Parti communiste, agissait surtout au nom de l’intérêt général, il gérait une croissance pour tous. Aujourd’hui, l’État est prioritairement un État de classe. Le capitalisme financier contrôle à nouveau les États.
La situation serait-elle meilleure si les riches étaient moins riches ? Autrement dit, le problème est-il moral ou économique ?
Mon analyse n’a aucune visée morale. Depuis 1990, l’ouverture des échanges et la libéralisation des flux financiers ont effectivement provoqué un fantastique accroissement des inégalités. À ce sujet, je rends hommage à l’école Piketty, dont il semble que les travaux comparatifs à l’échelle mondiale aient été décisifs dans l’émergence actuelle de la thématique des 1 % aux États-Unis et au Royaume-Uni. Aussi opaque que puisse paraître le système, on peut approcher sa réalité en analysant la façon dont un groupe social contrôle une partie importante des ressources. Dans ces conditions, la question essentielle n’est pas celle des marchés en tant que tels, mais celle de l’oligarchie et de son rapport à l’État. Il faut donc identifier cette oligarchie et analyser sa structure, son mode de vie, sa composition.
S’agit-il d’un groupe hors sol, d’"élites mondialisées", expression qui faisait bondir tout le monde il y a dix ans ?
Encore une fantasmagorie de l’époque ! On croit que le libre-échange globalisé a engendré une oligarchie transnationale. Parce qu’on fait abstraction des facteurs culturels, on ne voit pas qu’il existe plusieurs oligarchies dont les relations sont structurées par d’implacables rapports de forces. La spécificité de l’oligarchie française, c’est sa proximité avec la haute administration. Ses membres ont souvent étudié dans de grandes écoles – sans forcément être des héritiers -, parlent en général très mal l’anglais, so
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