« Ton patron a besoin de toi, tu n'as pas besoin de lui », « C'est possible : on fabrique, on vend, on se paie ». Printemps-été 1973. La France se réveille avec les dessins, les slogans et l’aplomb des Lip, ces 1 200 ouvriers et ouvrières de l’horlogerie de Besançon condamnés au licenciement par la multinationale suisse Ebauches et SA. Durant des mois, les Lip vont déclencher la grève et la lutte la plus extraordinaire de l'après-68 pour défendre leur outil de travail menacé de fermeture. Ils reprennent la geste soixante-huitarde – occupation, démocratie directe –, déchaînent les passions, mobilisent les foules en France et en Europe. Une épopée ouvrière sans précédent gravée dans les mémoires de ceux qui l'ont connue comme de ceux qui n'étaient pas nés.
Les Lip, c'est l'audace, le culot, « l'imagination au pouvoir », titre du documentaire de Christian Rouaud, sorti en 2007 qui retrace ce conflit devenu mythique pour bien des salariés en lutte, un des plus beaux films à ce jour sur un mouvement social. C'est le courage de prendre le contrôle de son usine, de continuer à fabriquer et à vendre des montres clandestinement quand les gardes mobiles occuperont le site, de se payer (durant sept mois de juillet 1973 à janvier 1974), de se battre collectivement contre un patron, de décider tous ensemble dans la transparence et en assemblée générale.
C'est l'autogestion. Une riposte extraordinaire à une époque « où on ne larguait pas les hommes comme des bêtes ». Fruit d'un travail syndical qui a maturé durant de longues années, elle résonne avec une force singulière quarante ans plus tard à l'heure où la crise économique continue de faucher la classe ouvrière.
A l'usine Lip de Besançon en 1973© dr
Au centre de cette insurrection, érigé malgré lui en personnage public par les médias : Charles Piaget, délégué CFDT, entré chez Lip, à 18 ans, en 1946, un brevet de mécanique en poche. Pur produit du christianisme social, militant de l’Action catholique ouvrière et du groupe PSU de l’entreprise, il est l’un des piliers de ce conflit qui conduira à la ré-embauche de tous les Lip en mars 1974. Une victoire de court répit. En 1976, nouvelle cessation d’activité.
Quatre cent quatre Lip « survivront » en s’organisant en coopératives qui n'ont rien à voir avec l'horlogerie mécanique : une menuiserie, un restaurant, une imprimerie, etc. Des aventures précaires. À ce jour, il n’en reste plus que deux. Épuisés par des années de conflit, les autres s'en iront en pré-retraite ou seront réembauchés sur la place de Besançon car « ils étaient trop abasourdis d'être re-licenciés pour remettre la gomme », se souvient Charles Piaget. Lui tient jusqu'en 1983, avant de prendre sa retraite, à 55 ans, « les nerfs déglingués ».
On le retrouve en cette fin juin 2013 devant sa maison dans un quartier tranquille de Besançon. Petit homme frêle en chandail beige et pantalon de velours marron, il est en train de tailler sa haie. À bientôt 85 ans, il gère seul son immense jardin et mène toujours le combat. Plus à la CFDT qui l'a « trahi », dit-il, mais à AC, Agir contre le chômage, aux côtés des chômeurs, des précaires, ces sans-voix qui s'agglutinent chaque mois plus nombreux à Pôle Emploi.
Il y était encore ce matin à distribuer des trac
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