Achille Mbembe : « Le sous-prolétaire chinois est un nouveau nègre » | Rue89

Achille Mbembe, 56 ans, historien et philosophe camerounais installé en Afrique du Sud, enseignant à Johannesburg et à Harvard (Etats-Unis), écrit régulièrement des essais percutants. L’avant-dernier, « Sortir de la grande nuit » (La Découverte, 2010), exhortait les citoyens africains à prendre leur destin démocratique en mains. Le dernier, « Critique de la raison nègre » (La Découverte, 2013), dégomme magistralement le racisme.

Cet essai renvoie par son titre au livre le plus connu de Kant, paru en 1781. Dans sa « Critique de la raison pure », le philosophe allemand exposait les limites de la rationalité. Achille Mbembe, lui, veut démolir la construction historique du nègre. Une invention européenne, dit-il, étroitement liée à l’essor du capitalisme, sur fond d’esclavage et de colonisation.

Avec la marginalisation de l’Europe dans l’économie mondiale et la montée en puissance des pays émergents, faut-il s’attendre à la fin du racisme post-colonial et à l’idée même de race nègre ? Ou faut-il au contraire s’attendre à d’autres modes d’exclusion, avec une nouvelle classe de déshérités dans l’économie-monde ? Ce sont deux des grandes questions que pose Mbembe. Entretien.

Rue89 : Vous dites dès le départ que l’Europe n’est plus le centre de gravité du monde, mais vous empruntez votre titre à Kant. Paradoxe ? Provocation ?

Achille Mbembe : Mon livre s’efforce de montrer que l’histoire de la raison dans notre modernité est tout sauf « pure ». Il faut prendre au sérieux sa part obscure, avec ce que le système capitaliste aura fait de l’humain. L’épreuve qu’aura été pour des millions de gens le fait d’avoir été transformés en objets et en marchandises. Le nègre en est la manifestation par excellence.

Voulez-vous tisser avec ce livre l’envers de la pensée européenne ?

Notre monde, pour être convenablement pensé, doit être considéré comme ayant un double. Ce livre s’efforce de lire le monde à partir de son envers ou de son double. Il n’y a pas de monde qui ne porte quelque part sa part d’ombre. La pensée dite européenne a souvent éprouvé beaucoup de difficulté à penser cette part obscure. C’est à son sujet que le livre s’efforce de dire une ou deux choses.

Vous parlez d’un éventuel « devenir-nègre » de l’humanité, avec une autre forme de ségrégation dans l’économie globale. Serait-ce une exclusion de race ou de classe ?

Elle mêle les deux. En fait, c’est l’un des arguments du livre : classe et race dans l’histoire de notre modernité et du capitalisme ont toujours été engendrées l’une par l’autre. Les Noirs ne sont pas les seules victimes d’un processus d’engendrement des races par la non exploitation d’une multitude de gens laissés à l’abandon. On pourrait dire que le racisme aujourd’hui est un racisme sans race.

Le sous-prolétaire chinois est-il un nouveau « nègre » ?

Oui, absolument. Les conditions d’exploitation du sous-prolétariat sont tout à fait extraordinaires en Chine. La mémoire du nègre, celui dont le travail est approprié en totalité, sans compensation, hante le présent capitaliste.

Nous n’avons plus beaucoup de formes de mobilisation politique, mais simplement de l’indignation… Est-ce suffisant ?

Ce n’est qu’un début. Le capitalisme est devenu abstrait pour beaucoup. Les forces primales du capitalisme sont devenues abstraites, anonymes, immatérielles. Leur vélocité est désormais numérique, elle n’est pas mesurable dans les normes temporelles classiques. Ce système est désormais sans visage, sans lieu et dépourvu de tout centre. Difficile donc d’imaginer comment l’aba

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