Du coup, notre narrateur s’emporte. Et c’est remarquablement écrit, ce qui, déjà, distingue ce livre d’une majorité de ceux qui figurent dans la rentrée française. Remarquablement est un compliment dangereux ; on peut aussi penser qu’une écriture trop consciente d’elle-même est comme ces femmes très belles, qui le savent un peu trop et finissent par être davantage admirées qu'aimées.
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Mais dégringolent les infâmies françaises ; en forme accélérée, à renfort de tortionnaires chaussés de peau de buffle, elles sont accablantes. Et tout particulièrement le colonialisme avec sa suite logique, la surexploitation et le rejet des émigrants africains, qu’ils soient économiques ou politiques, ou les deux. Tout particulièrement aussi, la répression atroce de la Commune (on peut avec avantage revenir par exemple sur À notre humanité de Marie Cosnay), avec cet épisode, concernant des prisonniers communards emmenés vers Satory et qui passent devant les bourgeois du quartier de l’Opéra (alors en construction) : « Trois d’entre elles s’avancent et, arrachant la longue épingle qui leur sert à retenir ensemble le chignon et le chapeau, elles crèvent les yeux des prisonniers sous les vivats de la foule. » Louise Michel dans ses mémoires relate l’épisode, mais il s’agit alors de communards morts : entre ignoble et monstrueux, profanation et torture, Yannick Haenel opère une extension littéraire, celle qui, très précisément, lui avait été reprochée lors de la publication de son précédent roman, Jan Karski, quand il fustigeait avec raison et imaginaire superflu l’inertie des Alliés face à la Shoah… Le glissement entre réalité historique et surlignage est-il nécessaire ? La question n’est pas un détail. Le reproche vaut pour d’autres épisodes du roman, le lyrisme n’exonère pas de l’approximation, lorsque celle-ci soutient un discours.
« Qu’est-ce qui soudain vous préoccupe tant ? Qu’il existe dans ce pays des gens qui sont considérés comme des chiens et ne parviennent pas à le faire savoir ; ou bien que votre assurance ne vous rembourse pas le coupé Mercedes que nous avons si méchamment carbonisé ? » Le paragraphe sur les 4×4 et les « coupés Mercedes » qui flamberaient dans les banlieues de Paris est virulent. C’est plus souvent la bagnole du voisin qui part en fumée, et c’est précisément là-dessus que se fonde un discours sécuritaire que l’écrivain dénonce. Mais on saisit, soudain, la qualité hypnotique, envoûtante, soulignée par certains chroniqueurs. Rien en effet n’émeut autant le bourgeois, le néobourgeois, le petit bourgeois et autres bobos, que d’être artistiquement bousculé, voire vilipendé. C’est une forme de digestion immédiate, qui occulte la colère en l’adoubant et laisse l’écrivain insurgé très seul, finalement. Ou très entouré, comme écrivain tout court…
« Le vieux rêve occidental de la révolution avait moisi. » « Je n’ai pas de société à opposer à la vôtre, ce n’est pas mon affaire. » Yannick Haenel botte en touche idéologique, va au but insurrectionnelo-mystique. La partie finale et essentielle de son livre, qui voit soudain un groupuscule informe
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