Le journaliste mexicain Jorge Luis Aguirre m'a donné rendez-vous dans un café d'El Paso. A son arrivée, il a fait un geste las en direction d'un immeuble rouge :
« Tu vois ce bâtiment là-bas ? Ma maison se trouve juste à côté. Elle n'est pas loin, mais si j'y retourne, même pour une visite, je serai assassiné. »
La maison de Jorge Luis Aguirre n'est qu'à deux ou trois kilomètres à vol d'oiseau du café où il est venu accompagné de l'un de ses trois fils. Mais elle est de l'autre côté du Rio Grande, à Ciudad Juarez, la ville mexicaine tristement renommée pour son extrême violence, qui a fait 1 600 victimes l'an dernier.
Juarez est littéralement à portée de main. Elle est plus que la voisine d'El Paso. Elle est sa jumelle. Du boulevard Paisano, qui longe la frontière du côté américain, on peut interpeller les passants du Mexique. A cet endroit, le Rio Grande n'est presque qu'un cours d'eau guère plus large qu'un canal.
D'ailleurs, avant que la narco-insurrection ne transforme Juarez en zone de combats, les deux villes n'en formaient qu'une. Leurs résidents passaient la frontière librement, les uns pour venir faire leurs courses aux Etats-Unis, où les prix sont moins élevés, les autres pour aller se divertir au Mexique, où les nuits sont plus festives.
C'était le bon temps (incroyablement, les meurtres de milliers de femmes ne semblaient pas affecter le tourisme), lorsque la terreur n'avait pas encore paralysé la population et vidé Juarez des étrangers en goguette.
Aucun journaliste n'a encore été été assassiné à Juarez
Depuis le 13 novembre dernier, Jorge Luis Aguirre est réfugié aux Etats-Unis. Ce jour-là, alors qu'il se rend à la veillée funéraire d'un confrère assassiné à 7 heures le matin même, il reçoit l'appel d'un homme sur son portable :
« Prépares-toi car tu es le suivant. »
Cette fois, le journaliste comprend qu'il est grand temps de prendre la menace au sérieux. Quelques mois plus tôt, une amie proche de Victor Valencia, le bras droit du gouverneur de l'Etat de Chihuahua, lui a transmis un message oral :
« Ils m'ont dit de te prévenir qu'ils allaient te butter si tu n'arrêtes pas d'écrire. »
Comme l'avertissement vient des allées du pouvoir, et non des narcotrafiquants, Jorge Luis Aguirre décide de l'ignorer et de continuer son travail. Dix ans qu'il vit à Juarez, et même si la violence a atteint l'hystérie, aucun journaliste n'y a encore été assassiné.
Mais le 13 novembre, il récupère sa femme et ses trois enfants et fuit en abandonnant sa maison et tous ses biens. Heureusement pour lui, il a un visa de journaliste valable un an qui lui permet de rester aux Etats-Unis légalement jusqu'en juin prochain.
Pas comme son confrère Emilio Gutierrez Soto qui, en demandant le statut de refugié après avoir été lui aussi menacé, a été immédiatement écroué dans un centre de détention d'El Paso où il a croupi pendant sept mois comme un vulgaire délinquant :
« J'ai préféré ne pas demander le statut de réfugié, explique Jorge Luis, parce que je n'avais pas envie de me retrouver en prison. Tu crois ça ? Ils nous traitent comme des malfaiteurs ! »
Jorge Luis Aguirre jette des coups d'oeil furtifs à droite et à gauche. Il craint que les tueurs le rattrapent ici. Son avocat Carlos Spector a récemment reçu la visite d'un groupe de Mexicains portant l'uniforme militaire, qui n'ont pas hésité à franchir la frontière pour venir l'intimider sur le sol américain.
via www.rue89.com