Tunisie : Thucydide serait irrité par le réalisme politique de MAM | Rue89

En plein milieu de sa guerre de trente ans avec Sparte, Athènes a décidé de jouer sa main la plus forte : avec une marine supérieure, ils allaient prétendre à contrôler toute la Mer Egée. La petite île de Mélos, jusque-là restée neutre, est tombée dans cette zone de contrôle. Néanmoins, la neutralité n'était plus une option : Athènes a envoyé une flotte de trirèmes à Mélos. Ils ont livré une offre aux Méliens que ces derniers ne pouvaient pas refuser : se joindre à notre côté ou mourir.

La position d'Athènes était simple : les questions de justice sont pour les imbéciles et les enfants. Ils croyaient plutôt que la justice repose sur le calcul de la puissance. En bref, « les forts font ce qu'ils ont le pouvoir de faire et les faibles acceptent ce qu'ils ont à accepter ».

Toute tentative de la part des Méliens de faire nuancer cette affirmation brutale par les Athéniens a échoué. Qui sait, laisser enfin échapper les Méliens, on pourrait encore l'emporter avec un peu de chance. Les Athéniens se sont bien moqués d'eux : l'espoir, ont-ils dit avec dédain, « est un bien très cher ». Quant à la morale, ont-ils ajouté, ne cherchez pas plus loin que notre force. Comme le dit une expression chère aux politiques réalistes de nos jours, les Athéniens ont affirmé qu'il ne s'agit pas d'une loi qu'ils ont créé eux-mêmes, mais plutôt d'une loi qui a existé, et existera, toujours.

Des tyrans, mais au moins ce sont nos tyrans

Mais les Méliens ont refusé de céder. Libres pendant sept cents ans, ils déclarent qu'ils ne vont pas se rendre. Etonnés, les Athéniens qualifient la réponse des Méliens comme enfantine.

« Vous, vous voyez des incertitudes comme si c'était des réalités, tout simplement parce que vous voulez qu'elles le soient. »

Ils retournent à leurs navires, commencent leur siège, conquirent Mélos, exécutent les hommes et réduisent en esclavage les femmes et les enfants. Le réalisme, paraît-il, l'emporta. Si la seule loi de la nature humaine et de la politique, c'est le pouvoir, Athènes avait parfaitement le droit d'exiger la remise de Mélos. Le refus de la part de Mélos ne faisait qu'entrainer des conséquences graves et inévitables.

Les réalistes politiques contemporaines font écho des commandants athéniens : les intérêts stratégiques d'un état justifient l'utilisation du pouvoir et la moralité n'est qu'une couverture pour ces impératifs bruts nationaux. Ce raisonnement justifie non seulement le règne brutal des régimes autoritaires comme celui de Zine El-Abidine Ben Ali en Tunisie et celui d'Hosni Moubarak en Egypte, mais également notre soutien de ces régimes.

Ces dirigeants sont des tyrans, mais au moins ce sont nos tyrans. Cette nuance est importante dans une région où nous avons des intérêts critiques et explique pourquoi nous avons globalement ignoré des abus épouvantables des droits de l'homme. En gros, nos propres chefs d'Etat ont accepté l'idée des Athéniens que les forts font ce qu'ils veulent et les faibles doivent souffrir les conséquences de ces décisions.

Thucydide aurait peu de patience avec notre réalisme politique

Mais Athènes a oublié un autre axiome de Thucydide. Comme on le voit à Mélos, tout comme les humains s'efforcent de contrôler les autres, ils essaient également de résister à ceux qui tentent de le faire. La résistance au nom de la dignité humaine n'est pas moins fondamentale que les efforts faits pour briser cette même dignité.

Si, comme le pense Thucydide, la nature humaine est constante – et les milliers d'années d'Histoire qui nous séparent de l'Athènes antique semblent suggérer qu'il a raison – Thucydide aurait aujourd'hui peu de patience avec notre version actuelle de réalisme politique.

C'est le genre de « réalisme »

via www.rue89.com

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