Le théâtre de rue est la seule discipline artistique qui s’autorise à attraper son spectateur par le col, au figuré comme au propre, à le secouer, et tant pis pour lui s’il est trop plein de quelque chose : larmes, peurs, joie ou révolte. Ainsi Aurillac n’est-il pas seulement cet espace de marché où les programmateurs de festivals viennent faire emplette de spectacles – près de 600 sont présentés cette année – et de «lien social» pour leur ville. Cela ne se résume pas non plus à quatre jours de défoulement et de carnaval, dans des rues où soudain les règles classiques sont abolies et les publics mélangés. Le festival dirigé par Jean-Marie Songy est d’abord un creuset d’énergie où le spectateur a rendez-vous avec lui-même, et si quelque chose ne déborde pas (c’est rare), ce n’était même pas la peine de venir.
L’émotion, cette garce, ne s’annonce pas toujours : qui eût dit que c’était en entendant crier du Michaux au milieu de chants vaudous que les larmes couleraient ? Huit jeunes Haïtiens – quatre garçons, quatre filles – réunis par le Théâtre de l’Unité, la compagnie de Jacques Livchine et Hervée de Lafond, arrivent en dansant et en chantant. On sait d’où ils viennent, on sait par quoi ils passent aujourd’hui. Et les voilà qui nous crient du Lyonel Trouillot, du Boris Vian, de l’Aragon, de l’Aimé Césaire, avec une énergie que l’on ne connaît plus de ce côté-ci de l’Atlantique. «Je vous construirai une ville avec des loques, moi ! / Je vous construirai sans plan et sans ciment / Un édifice que vous ne détruirez pas» (Henri Michaux).
Langage. Haïti à Aurillac, c’était la belle et noble idée, genre BA, et donc a priori pas sexy. Alors comment se fait-il que cette autoproclamée Brigade d’intervention théâtrale haïtienne parvienne à nous bousculer à ce point ? «C’est parce qu’ils s’adressent aux morts», pense Jacques Livchine. En novembre 2010, à la demande d’une fondation américaine, le Théâtre de l’Unité vient à Haïti animer un stage de théâtre de rue. Il n’y a plus rien sur l’île, sinon une culture. Au total, 21 jeunes s’inscrivent. On parle de tout, de rien, et puis un jour de poésie. Livchine commence un poème de Michaux. Quatre des «élèves» parviennent à le terminer de mémoire. Un langage a été trouvé. Reste à mettre au point une forme. Elle sera à l’intersection de Maïakovski (Vladimir, le Russe qui gueulait ses poèmes depuis les toits) et des rites vaudous. Le spectacle est testé à Haïti, où le succès populaire est énorme, assure Livchine. Puis il est invité à Aurillac où il réussit ce beau pari : rassembler le peuple non «avec du bruit et du feu», mais avec des mots. Les poèmes ont été choisis par les jeunes Haïtiens, à l’exception de deux figures imposées par l’Unité, la fameuse «prière» d’Artaud : «Ah donne-nous des crânes de braises / Des crânes brûlés aux foudres du ciel / Des crânes lucides, des crânes réels / Et traversés de ta présence…» et puis le Contre de Michaux (1).
Brimades. Si, l’an dernier, l’atmosphère du festival était à la révolte, cette année le ton est à l’apocalypse, à la liquidation, avec des spectacles parfois durs et dérangeants. Et si le pouls de la société bat ici, il n’annonce rien de bon. Jean-Marie Songy donne le ton dans son édito de l’année : «Ce tourbillon de la déroute sociale annonce-t-il le déclin de la société de consommation ? Si seulement ! Si seulement nos essais artistiques nous faisaient tous traverser le miroir aux alouettes.» Quant aux formes, elles restent étonnamment variées. On grimpe la nuit dans la montagne pour écouter, dans l’obscurité, des mots étranges sortant de longs tuyaux (Pleine forêt sensible, des Souffleurs commandos poétiques). On y grimpe le jour pour se retrouver otages d’une bande de (vrais) enfants blonds qui nous dépouillent de nos effets personnels puis nous font subir diverses brimades :
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