Franck Poupeau a publié récemment Les mésaventures de la critique aux éditions Raisons d’agir, dont il s’occupe depuis le milieu des années 2000. Ce livre porte un regard sans complaisance sur les écueils d’une militance anticapitaliste qu’il considère actuellement peu en prise, trop souvent, avec le monde social et peu à même, en conséquence, de le transformer. Proche de Bourdieu dans les années 1990 alors qu’il était encore en thèse de sociologie, Franck Poupeau exprime par ailleurs un intérêt pour les luttes syndicales dans une perspective anticapitaliste et une critique des logiques de délégation politique qui ne pouvaient qu’intéresser AutreFutur. Cet entretien fait le point sur ses préoccupations, dont une caractéristique est de ne pas hésiter à trancher avec l’air du temps.
Autre Futur : Bourdieu considérait qu’une forme de pseudo-neutralité idéologique pouvait servir d’alibi au désengagement des sciences sociales, retranchées dans « les facilités vertueuses de l’enfermement dans leur tour d’ivoire ». Es-tu d’accord avec cette idée ? Comment situes-tu ta démarche par rapport à l’engagement politique et aux exigences des sciences sociales ? Comment considères-tu, de ce point de vue, le contexte actuel ?
Franck Poupeau : C’est une discussion très compliquée. Cette tension entre science et engagement ne peut pas vraiment être supprimée. Il faut défendre, d’une part, ce qu’on peut appeler l’autonomie des champs scientifiques, surtout dans le contexte actuel, où depuis une dizaine d’années, il y a une montée très forte des recherches appliquées, des recherches financées par les décideurs politiques et les services administratifs des ministères (Emploi, Éducation, etc.). Il faut maintenir une autonomie de la recherche, c’est-à-dire cette capacité de la recherche à se fixer elle-même ses problématiques, ses méthodes, ses modes d’évaluation (les jugements par les pairs, etc.). Même si ce n’est pas parfait et qu’il peut y avoir des dysfonctionnements. C’est une partie du problème.
En même temps, l’effet pervers des logiques actuelles de professionnalisation et de spécialisation des recherches dans des sous-disciplines, c’est de perdre de vue l’idée que, comme disait Durkheim, « la sociologie ne vaudrait pas une heure de peine » si elle ne servait à rien, si elle n’avait aucune répercussion. C’est une tension qui n’est pas facile à tenir. Je vois une façon de la tenir en réaffirmant le fait que plus on est scientifique, plus on est politique, au fond : plus on arrive à démonter certains mécanismes de domination – puisqu’il s’agit de ça en sciences sociales, sinon je n’en vois pas l’intérêt si c’est pour étudier des choses dans le vide ou sans intérêt politique -, plus on a des effets politiques. Une sociologie qui fixe de manière autonome ses problématiques et qui, par le même coup, arrive à démonter des structures de domination, structures symboliques, structures de domination au travail, etc., ne serait pas seulement un vœu pieux ou une figure de rhétorique : ce serait une façon de tenir ensemble cette dualité.
Le contexte actuel rend la tension encore plus difficile à supporter. Il y a aujourd’hui une pression très forte des financements de la recherche appliquée, en particulier des financements européens. Ces financements orientent totalement la recherche dans un sens d’ingénierie sociale, applicabilité pour les « décideurs ». Il faudrait étudier davantage les structures politiques, académiques de la recherche pour pouvoir répondre complétement. Il y a finalement une situation de double bind : contre la spécialisation de la discipline
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