Ce livre est le fruit de quinze ans de travail. Comment avez-vous procédé pour aborder les inégalités au niveau mondial, sur près de trois siècles, et en incluant des données sur les patrimoines et non seulement sur les revenus ?
Il s’agit d’un vrai travail collectif, qui a débuté avec la publication de mon livre sur les Hauts revenus en France au XXe siècle, publié en 2001. J’ai ensuite eu la chance que de nombreux collègues aient voulu rentrer dans cette aventure, pour passer d’un projet qui concernait, au départ, la France, les revenus et le XXe sicèle, à un projet plus ambitieux puisqu’il porte sur le monde, sur les revenus mais aussi le patrimoine, et sur une période plus longue, puisque on essaye de revenir au XIXe siècle, voire au XVIIIe quand c’est possible.
Je n’aurais jamais pu faire ça tout seul et j’ai bénéficié de l’appui de nombreux collègues, notamment Anthony Atkinson sur le Royaume-Uni et Emmanuel Saez sur les États-Unis, pour couvrir plus de 20 pays sur l’histoire des inégalités de revenus, mais aussi pour engager une deuxième série de recherches consacrées davantage à la dynamique des patrimoines et de l’héritage, nécessaires pour comprendre la dynamique des inégalités actuelles.
La France est un laboratoire intéressant pour le monde, à la fois par les sources dont nous disposons et parce que c’est le pays de la Révolution française, ce qui signifie qu’il existe un idéal d’égalité juridique mis en place très tôt. Cet idéal a des effets paradoxaux puisque la France refuse, plus fortement et plus longuement que les autres pays, l’impôt sur le revenu mis en place entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, au motif qu’ayant fait une révolution, elle pourrait se passer de l’impôt progressif, contrairement aux sociétés aristocratiques comme le Royaume-Uni.
La France de 1914 est pourtant aussi inégalitaire que le Royaume-Uni de 1914. Ce qui nous montre que la République, pour être sociale, doit être autre chose qu’un régime politique : il faut des institutions ad hoc, notamment fiscales. La Révolution française n’a donc pas mis en place une société idéale, mais elle a créé un observatoire des fortunes inédit, grâce à l’impôt sur les successions mis en place dès 1791.
Dans cet ensemble foisonnant, peut-on décrire un cheminement historique des inégalités, avec une montée tout au long du XIXe siècle, qui culmine à la Belle Époque, suivi par un nivellement entre les deux guerres mondiales, avant de connaître une forte remontée à partir des années 1970-1980 ?
Le premier enseignement de ces données empiriques est que l’histoire de la répartition des richesses est toujours une histoire politique et non seulement économique. Les réactions politiques, parfois de façon tragique et violente comme avec les guerres mondiales, ont une importance considérable. La répartition des richesses et la dynamique des inégalités ne dépend pas seulement de lois économiques abstraites, mais de lois votées et mises en œuvre, des représentations que les gens se font des inégalités, et des retournements politiques et fiscaux causés par les guerres mondiales ou par la révolution conservatrice de Reagan et de Thatcher, par exemple.
Le second enseignement majeur de cette étude est la mise en lumière d’une contradiction fondamentale du capitalisme, qui est l’opposition entre le taux de rendement du capital et le taux de croissance du capital. Le taux de croissance désigne la croissance du PIB, de la production, qui est aussi celle du revenu moyen. Pendant les Trente Glorieuses, ce taux était de 4, 5 ou 6 % par an. Depuis trente ans, elle se situe autour de 1 %. Cela peut sembler faible parce qu’on ne s’est pas remis des Trente Glorieuses, mais en réalité, c’est loin d’être négligeable. Seuls les pays en phase de rattrapage, comme la France durant les T
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