Sommes-nous tous des hypocrites ? Alors que huit Français sur dix aspirent à une société plus égalitaire, nous adoptons pourtant des comportements qui contribuent à creuser les inégalités sociales : détournement de la sectorisation scolaire ou évitement de la mixité pour se loger. Ces choix favorisent un entre-soi participant de l’injustice sociale. Comment expliquer cette passion contrariée pour l’égalité, ce paradoxe entre discours et action ?
Dans son dernier essai, Voulons-nous vraiment l’égalité ?, paru cette semaine chez Albin Michel, Patrick Savidan, professeur de philosophie politique à l’université de Poitiers et président de l’Observatoire des inégalités, se penche sur les ressorts individuels de ce paradoxe. Est-ce un raisonnement pratique ? Est-ce une forme de faiblesse de la volonté ? Est-ce une incapacité à aller au bout d’un désir d’égalité ? A rebours de l’explication individualiste, il examine les logiques de sécurisation à l’œuvre dans un monde de plus en plus instable.
N’avons-nous pas perdu la foi en l’égalité ?
A mon avis, non. Les gens pourraient trouver de multiples manières de justifier, à leurs yeux et aux yeux des autres, le creusement des inégalités. Pourtant, ils les condamnent massivement et constamment. La passion de l’égalité est donc bien réelle, la question est de savoir ce qui vient la contrarier. J’ai voulu écarter les réponses trop hâtives : les gens seraient des hypocrites sociaux, ils ne tireraient pas les conséquences de ce qu’ils savent, nous serions collectivement impuissants, dominés et manipulés par une élite malveillante, etc. Je fais une autre hypothèse : nous manifesterions, individuellement et collectivement, ce qu’en philosophie, depuis l’Antiquité, on appelle l’akrasia, une faiblesse de la volonté, c’est-à-dire que nous agirions d’une manière qui va à l’encontre de ce que nous savons être notre meilleur jugement.
Qu’est-ce qui fait que nous succombons à cette «faiblesse de la volonté» ?
Rappelons que l’augmentation des inégalités s’explique évidemment par des mécanismes extérieurs à l’individu, l’accroissement du chômage par exemple, mais il est important de voir dans quelle mesure nous ne prendrions pas part à cette évolution (même s’il ne s’agit que de la tolérer). L’expérience que nous faisons aujourd’hui du temps ouvre une piste intéressante. Tout est devenu plus instable pour nous : le passé, nous ne cessons de le relire et de lui adresser des injonctions issues du présent, quant au futur, nous ne l’envisageons plus qu’avec effroi, comme s’il ne savait plus promettre que le pire. A cela vient s’ajouter un processus de constante accélération du temps, qui fait de l’obsolescence, sur fond d’interdépendance croissante, une catégorie quasiment existentielle. Il en résulte un sentiment de très grande précarité qui incite les individus à rechercher, par réaction, des moyens de sécuriser coûte que coûte leur situation sociale. Comme l’Etat ne joue plus le rôle protecteur qui est le sien, les individus en viennent à entrer dans des rapports de concurrence exacerbée, dont l’enjeu est la maîtrise de la situation et de ses tendances temporelles. Chacun veut se mettre, avec ceux qui lui sont chers, à l’abri de la précarité. Dans le contexte présent, cela contribue au creusement des inégalités.
Mais n’est-ce pas le propre d’une démocratie de créer de la concurrence, comme le souligne Tocqueville ?
Dans une société aristocratique, la naissance détermine en effet le patrimoine, le statut social, les honneurs auxquels on peut prétendre. Il suffit de naître et l’on sait ce que sera sa vie. Retirer à la naissance cette fonction distributive, c’est s’obliger à trouver d’autres règles de répartition des ressources, des avantages, des charges. Historiquement, la réponse a été le mérite, le talent : il faut conquérir sa position et, en principe, toutes les cartes peuvent constamment être rebattues. C’est ce programm
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