Les mains sont noueuses, musclées par le travail au burin et labourées par les éclats de pierre. D’immenses paluches velues qui engloutissent le téléphone portable. Il sonne sans arrêt. Des appels de solidarité, des amis qui l’encouragent ou le félicitent. «Je suis devenu bien malgré moi un symbole politique», s’esclaffe Mehmet Aksoy, le grand sculpteur turc.
Des blocs de marbre gris empilés, un treuil, deux assistants qui s’affairent. Il est chez lui, à Polonezkoy – littéralement «le village des Polonais» – lointaine périphérie d’Istanbul, sur la rive asiatique non loin de la mer Noire. Une magnifique forêt encore préservée où le sultan donna au XVIIIe siècle des terres en récompense à des soldats polonais qui avaient combattu les Russes aux côtés des forces ottomanes. D’élégantes villas de bois et une église catholique. La sienne est en périphérie du hameau. Une maison-atelier dont il dessina lui-même les plans. Une grande voûte d’un seul tenant en forme de scarabée, insecte sacré chez les Egyptiens, qui l’a toujours fasciné. «Ils font des boulettes d’excréments pour nourrir leurs bébés. A partir de déjections, ils créent une nouvelle vie», explique l’artiste, peu connu en France mais célèbre outre-Rhin pour son monument aux déserteurs allemands de la Seconde Guerre mondiale installé à Postdam près de la capitale allemande. Ses sculptures jouent sur la matière brute, silhouettes en creux dans leur gangue de pierre comme autant de traces de cris figés. «Je veux réveiller les forces qui dorment dans chaque pierre», aime à répéter Mehmet Aksoy.
Depuis un mois, il se retrouve en pleine tourmente. Les médias démocratiques ont pris fait et cause en sa faveur. Les défenseurs des droits des minorités aussi. Les diplomates européens s’émeuvent. La polémique est née de la destruction ordonnée par le Premier ministre islamo-conservateur, Recep Tayyip Erdogan, du Monument de l’humanité, sculpture de plus de trente mètres de haut célébrant la réconciliation turco-arménienne, installée près de Kars, non loin de la frontière toujours fermée entre les deux pays.
Malgré la décision d’un tribunal local de surseoir à la démolition, les grues ont commencé leur œuvre. Elles auraient dû le faire le 24 avril, le jour où chaque année les Arméniens commémorent le génocide de 1915, mais une petite manifestation les a bloquées. Puis ce fut un vent trop violent. Le monument a finalement été démonté le surlendemain et les blocs déposés dans un hangar. «Un crime de la bêtise et de l’obscurantisme pour gagner quelques voix», soupire le sculpteur. A l’occasion des élections législatives du 12 juin, le parti au pouvoir tente de récupérer les électeurs de l’extrême droite nationaliste. Le Monument à l’humanité, vitupéré comme «une monstruosité» par le Premier ministre, était une cible parfaite.
Sculpteur au verbe haut qui n’a jamais caché ses engagements dans la gauche laïque, Mehmet Aksoy
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