Les ruses du déterminisme – La Société comme verdict,

Comme une suite à son beau Retour à Reims, où il croisait autobiographie et socioanalyse, Didier Eribon donne aujourd’hui La Société comme verdict, qui met davantage l’accent sur la théorie sociale. Occasion d’entrer en dialogue avec deux auteurs qui pour lui ont beaucoup compté et comptent encore, le sociologue Pierre Bourdieu, dont il fut proche, et Annie Ernaux, la romancière.

Bourdieu, Ernaux et Eribon : soit trois “transfuges” à l’intérieur de la société française, puisque nés dans la classe populaire mais devenus par leurs études des intellectuels coupés irrémédiablement de leur milieu de départ. De la question de ce transfert, le présent ouvrage fait un de ses axes, citant à la barre d’autres témoins du genre, de Paul Nizan à Jean Genet et de Richard Hoggart à Assia Djebbar.

 

Qu’arrive-t-il lorsque l’on passe ainsi d’une classe à l’autre, sachant que le groupe d’arrivée est paré des prestiges de la haute culture ? Les hontes se redoublent en somme : d’un côté, honte des origines, de l’autre, honte des maladresses commises par l’arrivant dans un milieu dont il maîtrise mal les codes. Dans cette position inconfortable et en dépit des avantages de la promotion culturelle, comment ne pas renier les siens ? Seule possibilité pour Eribon : s’engager dans une ”odyssée de la réappropriation” (la fomule est de Bourdieu), faite d’une réflexion proprement ethnologique sur la culture d’origine. Et cela conduit à une analyse de l’héritage comme celle que mena Annie Ernaux dans ses premiers romans et comme celles que tenta Pierre Bourdieu dans son enquête sur le Béarn ou, à la fin de sa vie, dans son Esquisse pour une auto-analyse.

Mais innombrables sont ceux qui ne sortent pas des classes dominées, qui y naissent et qui y meurent. Et ce qui frappe Didier Eribon, se rappelant ses parents et grands-parents, c’est qu’individuellement ces gens-là demeurent d’un bout à l’autre invisibles, ne bénéficiant ni d’une histoire ni d’une mémoire. Les membres des classes “hautes” tels qu’on les trouve dans les romans de Proust ou de Claude Simon ont, quant à eux, des traditions qui les perpétuent. Ils laissent des traces. En revanche, quand Eribon se souvient de ses grands-mères, c’est pour constater qu’elles n’ont laissé que très peu de souvenirs, juste quelques photos. C’est qu’elles vivaient dans la pure et triste reproduction. Et cela valut même pour la plus rebelle d’entre elles, qui quitta son mari et voyagea. Mais, parce qu’elle sortait de la norme, son milieu la réprouva. Or, note l‘auteur, ces grands-mères oubliées sont des contemporaines de Simone de Beauvoir, qui a si bien marqué son temps qu’elle nous demeure présente et vivante.

Remarquons qu’aucun des aïeux de référence que convoque Eribon n’ont été des militants du mouvement ouvrier. Cela s’est trouvé ainsi mais c’est fausser la perspective que de ne prendre en charge que ces oubliés-là. Car ceux qui furent des prolétaires “au combat” participèrent, eux, d’une mémoire et parfois même d’une mémoire grandiose — fût-elle avant tout collective. Ils furent d’ailleurs rejoints par certains “transfuges”, tel  ce Paul Nizan qui choisit l’engagement aux côtés de la classe ouvrière. Mais les partis ouvriers ne sont plus là (ou si peu) et, de toute façon, pour Nizan, cela s’est mal terminé.

via blogs.mediapart.fr

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