« Ça n'a pas d'importance », qu'il dit. Aucune importance qu'on lui tire le portrait, qu'on l'interroge, qu'on le scrute, qu'on inspecte son espace. Sauf peut-être encore, par pudeur, les bouteilles d'urine, qu'il couvre de quelques habits, en vitesse. Il marmonne qu'il a oublié de les sortir. Qu'il faut qu'il vide tout ça. Il dit qu'il est invisible. Il s'appelle Michael.
Mais ça non plus, ça ne compte pas. Ce n'est pas son vrai nom. « Mickey, Mickey, ils me disaient toujours, c'est resté. » Il décline ; 52 ans, originaire de Géorgie, il a grandi à Las Vegas. Papa construisait des casinos. Maman servait des cocktails.
« Ici les flics nous laissent tranquilles »
Il est parti plusieurs fois, toujours revenu. Pour vivre, il fait la manche, trie des ordures, ramasse les pièces oubliées dans les machines à sous. Deux ans qu'il vit là, dans les canaux d'évacuation des eaux de pluie. Des tunnels à l'odeur de moisi, qui se faufilent sous Las Vegas.
Plus de 300 kilomètres de souterrains, inconnus des touristes, invisibles pour les habitants, creusés sous les fortunes des casinos pour éviter les inondations, et qui sont les abris plus ou moins provisoires, parfois permanents, de dizaines d'oubliés.
« Parce que ici, on ne dérange personne. Tant que les touristes nous voient pas, les flics nous laissent tranquilles. »
Il a les cheveux blancs. Les yeux bordés de cils noirs, comme un reste de fard. Il dit qu'il s'est réveillé il y a peu, allume une cigarette. Le lit est fait, la couverture tirée.
Sur les parois, Kennedy et une biche
Michael a mis de l'ordre dans son habitacle construit dans les tunnels. Un matelas monté sur des containeurs de plastique, une table de chevet. Un store, des couvertures fixées au « plafond » délimitent sa « chambre à coucher ». Une chaise pliante à côté du lit. Ses affaires empilées dans un caddie, triées dans des sacs. Les mégots dans un cendrier de verre. L'organisation restaure l'humanité.
Sur la couverture pendue, l'image d'une biche, comme un éclat d'enfance accidentel, décalé et presque ridicule. Un fusil est appuyé contre. La petite étagère, au-dessus du lit, est peinte. Rouge, violet, bleu. Comme si les couleurs avaient une chance contre le noir des tunnels.
Et puis, plus loin, le portrait de Kennedy, sous verre. Il dit qu'il a hésité. Kennedy ou Marilyn Monroe. Il a pris Kennedy. « Un symbole de la vie américaine, vous comprenez. » Des décorations d'autant plus aberrantes que sa seule lumière vient d'une petite lampe de poche.
« Les bactéries, je les sens partout »
Son histoire est commune. Ni victime ni héros. Six enfants, un divorce, la perte du job, la famille qui implose et la vie chamboulée. Fumette, speed, métamphétamine. Il résume la chute. « C'est pas à cause de la drogue que je suis ici, mais parce que je prends de la drogue », répète-t-il, comme une phrase apprise en thérapie.
On imagine les travailleurs sociaux, les théories sur l'autoresponsabilisation. La dérision est là, l'envie de pouffer proche. Et la foi en Dieu, bien sûr, qu'il dit avoir encore sans préciser pourquoi. Vingt ans qu'il traîne. Ici, il se sent sûr. A part quelques paumés, personne ne vient dans ces tunnels.
Et même, ici tout s'entend. L'écho l'avertit toujours. Alors il est tranquille. A part pour les bêtes. Celles qui lui courent sur la peau. « Les bactéries, je les sens. Elles me démangent, elles sont partout. Ou peut-être que j'imagine. »
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