«La rupture, c’est de cesser de vivre dans le monde de l’ennemi» – Jacques Rancière

L'art des «pauvres» reste une question essentielle dans Aisthesis. Vous insistez en particulier sur le «ne rien faire», la grève de l'action comme arme politico-esthétique.

Il y a deux choses. Il y a d'abord la rupture des barrières qui, dans la logique argumentative, séparaient très clairement ce qui était de l'ordre d'une idée artistique de ce qui était de l'ordre de la culture populaire ou, disons, la vie du plus grand nombre. J'ai essayé de montrer comment les paradigmes nouveaux de l'Art avec un grand A se construisaient sans cesse en intégrant des choses qui auparavant étaient méprisables. Si l'on pense à la peinture de genre, par exemple, elle n'est, certes, pas faite par des pauvres, mais elle représente la vie des gens sans qualité. Au XIXe siècle, les esthètes comme Gautier, Banville ou Nerval ont trouvé leurs modèles du côté des funambules, des petits théâtres, et ce mouvement continue avec Mallarmé. Le roman, même, naît en donnant une sorte de résonance infinie à des états d'âmes de gens dont, pour aller vite, on ne pensait pas qu'ils avaient une âme. Il y a d'un côté ce mouvement d'inclusion constant dans le monde de l'art, de la littérature, de ce qui auparavant était exclu, le quotidien, le misérable, la part des pauvres. D'autre part, le régime esthétique est traversé par la rupture du modèle de l'action, de l'homme d'action. La logique représentative était fondée sur le principe aristotélicien qu'un poème était de l'action, était un enchaînement d'événements avec une raison. C'est un principe hiérarchique puisqu'on sait bien qu'il existe deux sortes de vie : il y a des gens qui poursuivent des fins et par conséquent entrent dans une logique d'enchaînement ; et il y a des gens qui vivent au jour le jour et qui participent de la vie sans raison. Cette division soutient tout le régime représentatif. Qu'est-ce qui arrive avec le régime esthétique ? La promotion de toute une série d'états qui viennent nier la barrière même entre agir et être passif. C'est la rêverie de Rousseau qui est reprise par Stendhal lorsque, en prison, Julien Sorel se dit que vrai bonheur du pauvre, c'est de ne rien faire, de rêver. Il y a aussi la pensée du libre jeu chez Kant, chez Schiller, qui continue jusqu'à Chaplin, lequel est l'agité, le nerveux, mais aussi celui sur qui les événements tombent sans cesse, en dehors de toute logique causale traditionnelle. J'essaie de montrer que ce paradoxe est au centre du régime esthétique de l'art et aussi au centre de la problématique de l'émancipation populaire. Au fond, la rupture ce n'est pas de vaincre l'ennemi, c'est de cesser de vivre dans le monde que cet ennemi vous a construit. Ce thème du «ne rien faire», l'art va le découvrir en sortant du régime de l'action et de l'expression pour se concentrer sur des moments où il ne se passe rien. Hegel est un pionnier quand il parle de ces petits mendiants de Murillo, pas du tout parce qu'ils représenteraient la vie du peuple, mais parce qu'ils ne font rien, parce qu'ils sont comme des petits dieux. Il y a une correspondance entre cette espèce de promotion de l'indifférence, de l'indéterminé dans l'art et un mouvement d'émancipation populaire au centre duquel il y a à la fois la conquête du loisir et l'entrée dans un univers où le loisir n'est plus simplement le repos entre deux jours de travail. Et puis on sait que malgré tout, au XIXe siècle, la grande arme privilégiée des travailleurs, c'est la grève, et que le grand mythe est la grève générale. Tous les modèles insurrectionnels, pourtant très importants au XIXe siècle, ont toujours été plus ou moins dépendants d'autre chose, de ce rêve du moment où la société tout entière se met en grève. La grève générale comme insurrection populaire par excellence.

via www.liberation.fr

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