La République des comptables à lunettes – Page 3 | Mediapart

Dans les années 1930, Walter Benjamin s’était penché sur les raisons qui peuvent expliquer cette perte de la capacité de raconter. Selon lui, la compétence narrative des peuples régressait jusqu’à disparaître lorsque l’expérience cessait d’être communicable et que se perdait la faculté d’échanger des expériences. « L’une des raisons de ce phénomène saute aux yeux: le cours de l’expérience a chuté, expliquait Benjamin. Et il semble bien qu’il continue à sombrer indéfiniment… Car jamais expériences acquises n’ont été aussi radicalement démenties que l’expérience stratégique par la guerre de positions, l’expérience économique par l’inflation, l’expérience corporelle par la bataille de matériel, l’expérience morale par les manœuvres des gouvernants. »

Ce même phénomène se reproduit aujourd’hui. L’introduction par la télévision de modes de narration « instantanée », devenus à travers le câble et les chaînes du tout info un moyen massif et mondial de transmission des expériences, a contribué de manière décisive à aggraver la crise de narration constatée par Benjamin dans les années 1930. L’expérience économique de l’Etat-providence a été démentie par la mondialisation néolibérale qui délocalise des millions d’emplois, creuse les inégalités. L’expérience du crédit a été démentie par la dérégulation financière, aboutissant à la plus grave crise financière depuis 1930. L’expérience du progrès technologique a été mise en question par la première grande catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986, qui n’a pas attendu la chute du Mur de Berlin pour réunifier l’Europe sous un même nuage radioactif. L’expérience que les hommes avaient du temps et de l’espace est ridiculisée par la mondialisation médiatique, les nouvelles technologies de l’information et de la communication et l’explosion d’Internet. La possibilité même d’une expérience réelle du corps est mise en question par les mutations génétiques, le clonage, les neurosciences et les biotechnologies.

Mitterrand au bon vieux temps des «forces de progrès».Mitterrand au bon vieux temps des «forces de progrès».© (dr)

Un grand récit devrait rendre compte de ces différentes mutations. C’est un défi lancé à ceux qu’on appelait jadis « les forces de progrès ». C'est un défi narratif lancé à toute la gauche. Est-elle capable de le relever ? Rien n’est moins sûr. L’homo politicus est un voleur de mots. Loin de rendre compte des expériences en cours, il cherche à en modifier la perception.

via www.mediapart.fr

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