Vers 21 heures, Rua San Antao, des dizaines de jeunes convergent vers le Coliseo, une grande salle de concert lisboète où se produit Sufjan Stevens, musicien américain très tendance. A l’entrée, le cheveu noir coupé court, Paula ne s’est pas déplacée pour la musique, mais pour recueillir des signatures contre la précarité. Depuis un mois, elle et ses amis en ont obtenu 10 000. Il leur en manque 25 000 pour que soit présentée au Parlement une «initiative législative de citoyens». Ce projet de loi obligerait les employeurs à signer des contrats de travail en bonne et due forme et interdirait les abus des agences d’emplois temporaires. «Ici, un actif sur deux est chômeur ou précaire, dit-elle. Que fait-on ? On accepte que la troïka fasse empirer les choses ou on se rebelle ?»
La «troïka», un mot devenu courant au Portugal, fait référence au trio (Fonds monétaire international, Union européenne et Banque centrale européenne) chargé de superviser les mesures drastiques liées au prêt de 78 milliards d’euros accordé au Portugal, «repêché» début mai, après la crise de la dette souveraine en Grèce et en Irlande, en 2010. Malgré son allure menue et son sourire facile, Paula Gil, 27 ans, est entrée en rébellion. Courtisée par les médias, elle anime le «M12M», mouvement né d’une manifestation monstre, le 12 mars, lorsqu’un demi-million de Portugais descendirent dans la rue pour protester contre «la dégradation sociale». Un séisme dans une société décrite comme plutôt passive, qui n’a pas vu une telle marche depuis la révolution des Œillets de 1974.
«Esclave». C’est Paula, avec une poignée de militants, qui en est à l’origine, via Facebook. Elle, aussi, qui a su cristalliser le cri de révolte chanté par le groupe pop Deolinda : «Le monde doit être bien stupide, s’il me faut étudier pour devenir un esclave !» Car cette insurrection pacifique est d’abord celle d’une jeune génération aussi précaire que surdiplômée. «Nous sommes tous des collectionneurs de masters, de doctorats et de postdoctorats, confie Paula. Trois cent mille sont au chômage. Quant aux autres, l’autre moitié, nous en sommes réduits aux reçus verts.» Le recibo verde, ce bout de papier qui ne donne aucun droit au travailleur, réduit à n’être qu’un simple prestataire de service, licenciable à tout moment. Autant de diplômés qui, le plus souvent, émargent à environ 500 euros par mois. Stagiaire dans une ONG pour 750 euros, Paula s‘estime «chanceuse».
Pedro, 31 ans, est lui un haut fonctionnaire passé par la Sorbonne – géographie politique – et les Ponts et Chaussées. Un tel parcours ne lui a pas servi à grand-chose : après un court passage à la mairie de Lisbonne dans la «qualification de l’espace public», il est contraint d’enchaîner les concours. «Historiquement, au Portugal, les élites ont toujours été bien loties, dit-il. Aujourd’hui, un diplômé n’a que trois options : devenir médecin, s’armer de patience avec l’aide de la famille, ou émigrer.» Hors du Portugal, à commencer par l’Irlande, on parle souvent de génération «perdue» ou «sacrifiée», condamnée à l’exil. Ici, on dit geraçao à rasca, une expression intraduisible (comme la saudade). Paula la résume ainsi : «L’idée, c’est que tout est fichu et que seul un miracle peut nous sauver.»
Lessivage.
S’abonner
Connexion
0 Commentaires
Le plus ancien