« La Bestialité », par Thierry Galibert, aux Editions Sulliver, à propos d’Artaud, plus grand pourfendeur et victime emblématique de la Bestialité

C’est un livre de 500 et quelques pages. Thierry Galibert a, non seulement, lu Artaud mais a surtout cherché à comprendre ET à intégrer comme une part de lui-même ce que Artaud a  cherché en permanence à faire vivre et à transmettre, "l’esprit de la vie" (la formule est personnelle). Thierry Galibert a accepté de répondre aux questions suivantes. Je l’en remercie ici.

Labestialite

AL : Les Editions Sulliver publient votre livre, « La Bestialité », bestialité que
vous distinguez de la bêtise, que vous distinguez également de ce que le sens
commun entend par là, et dont vous dites qu’Antonin Artaud a été le plus grand
pourfendeur et la victime emblématique. Dans l’avant propos, vous précisez qu’il
s’agit d’une « maladie de l’intelligence », maladie qui serait, selon votre
analyse, constitutive de l’Occident. En somme, vos lecteurs et lectrices sont
tous concernés et frappés par cette bestialité. En vous lisant, comme en lisant
Artaud, ils doivent donc savoir qu’ils ont affaire à des «médecins de l’âme» et
du corps, comme Nietzsche a tenté de ressusciter la fonction dans notre
civilisation. Alors,cher docteur, qu’est-ce que la Bestialité ?
 

THIERRY GALIBERT : C’est la question à laquelle l’auteur d’un tel titre voudrait
pouvoir échapper…  Vous l’avez dit, c’est la maladie de l’intelligence à
laquelle nous destine la civilisation occidentale depuis bien des siècles. Elle
est potentiellement contenue dans la spécificité de l’être humain, être double
non au sens cartésien, mais ontologique, dualisme qui se manifeste, à mon sens,
dans l’opposition que nous connaissons tous entre le "moi" et le "je". Or nous
vivons, en Occident, dans le culte du "je", nous ne savons pas du tout ce qu’est
le "moi". Nous développons donc en nous une maladie qui est celle de la
séparation, une séparation qui, dès lors que nous ne savons rien de notre
humanité fondamentale, nous conduit au pire, pour nous et pour le monde. Et ce
pire est alors contenu dans le capitalisme triomphant, mais, surtout (c’est la
démontration que j’ai tenté de faire), dans la démarche des intellectuels
supposés nous aider à échapper à notre destin.

AL : A une époque où
« l’école » est, en apparence, consensuellement, placée sur un piédestal, vous
rappelez que, pour Artaud, il y a bien des études perverties : les études
spécialisées, en lettres, à partir d’une langue et d’une grammaire, « si morte,
si veule, si vile de nos bisaïeux », et Artaud, écrivez-vous, a développé sa
pensée non par mais contre la lecture. C’est dire qu’il faut le lire en ayant
toujours conscience qu’il ne nous invite pas à la répétition de ses phrases,
mais c’est aussi dire qu’il faut aussi continuer de penser contre votre livre,
et notamment son style savant, universitaire ?

TG : Mon
essai n’échappe évidemment pas à la critique artaldienne, mais vous noterez
qu’Artaud ne condamne pas toutes les formes d’intellectualisme. Mon propos est
donc de traquer le "mauvais esprit" au moyen d’un raisonnement que j’espère sans
faille. En ce sens, "penser contre mon livre" consistera à démontrer en quoi je
me suis trompé. C’est le moins que l’on puisse attendre de détracteurs
potentiels. Démontrer, par exemple, en quoi André Breton, Hegel, Hugo…
tiennent un discours dangereux pour l’humanité de l’homme. Pour démasquer les
supercheries intellectuelles et autres idéologies, il est toujours possible de
tenir le discours primaire de l’élitisme de droite, mais si l’on veut aller au
fond des choses (l’objectif d’Artaud), il faut les déconstruire, donc intervenir
sur leur propre terrain, en procédant par logique. Il est donc difficile
d’échapper au discours philosophique. Mais je m’évertue, dans l’essai que je
prépare sur l’évolution intellectuelle de l’Occident depuis le Moyen Age, à être
beaucoup plus historien que philosophe, ce qui devrait faciliter la
lecture.

AL : Une part essentielle de votre livre est consacrée à une
critique radicale du surréalisme, stigmatisée par « le bluff » et notamment
d’André Breton, comédien de la vie et de la pensée. Critique radicale, car
permanente, détaillée, fouillée. Quand les surréalistes auraient pu, dans les
années 30, interrompre le mouvement vers le totalitarisme, ils l’ont au
contraire accompagné en faisant la fête, alors qu’Artaud avait des visions très
claires de la catastrophe, comme l’exprime son théâtre. Pouvez-vous nous
expliquer les bonnes raisons de cette critique ?

TG : Il
convient d’abord de souligner que, à son époque, Artaud choisit la voie la plus
compliquée ; il refuse la posture de gauche autant que celle de droite, ce qui
lui vaut d’être honni par toute l’intelligentsia de son temps. S’il s’appesantit
sur la critique du progressisme c’est que c’est de lui qu’on attendait le plus.
Artaud est convaincu qu’il existe une révolution possible par la poésie. S’il
rejoint le mouvement surréaliste, c’est pour cette raison. Mais les surréalistes
pratiquent une révolution poétique éculée, ce qui les conduit à s’engager
politiquement lorsqu’ils constatent (évidemment) qu’elle ne mène à rien. Artaud
les avait alertés. Sa grande culture lui a permis de savoir où avaient conduit
le Romantisme, le Symbolisme… Il savait également ce que l’on pouvait attendre
d’une révolution politique (la France en compte plusieurs exemples). D’un côté
comme de l’autre, l’humanité de l’homme est niée, elle sert les desseins d’un
"totalitarisme" de l’Esprit qui se manifeste autant dans les positivismes
théoriques que dans les régimes politiques. En somme, les systèmes priment
toujours l’individu. Le nazisme et le stalinisme lui donneront bien sûr raison,
mais lui donnera également raison le libéralisme capitaliste d’après 1945.

AL : Ses "messages révolutionnaires", des conférences données
au Mexique, développent ses propos les plus théoriques et les plus "clairs",
puisque Artaud lie visions et argumentations. Or, dans ses textes,il dénonce la
situation de la civilisation européenne, qu’il dit fuir, et pourtant, il revient
dans ce monde empoisonné, où il finit par être considéré comme fou et
emprisonné. Comment comprendre ce retour dans un lieu qu’il savait maudit ?
N’est-il pas une énième victime du syndrome du saveur, "le Crucifié", alors
qu’aucun homme, seul, ne peut "sauver l’humanité"… ? ! 

TG : Artaud n’a jamais "fui" au sens où il serait parti pour une terre
d’exil. Il ne fait pas confondre Artaud avec Gauguin, ni même avec Rimbaud. Il
part pour retouver ce qui, du monde originel (homme et terre) lui semble encore
présent au Mexique, pour rapporter de quoi régénérer l’Occident. Il est donc
convaincu qu’un homme seul peut, sinon "sauver l’humanité", du moins constituer,
par lui-même, par ses écrits et son vécu, un exemple édifiant pour les autres.
Et c’est là que réside la fatalité du diagnostic de folie. Artaud se serait
appelé Lévi-Strauss, il aurait sans doute mieux réussi. Comment un être aussi
sain que lui, mais catalogué fou, aurait-il pu servir d’exemple ? Et quand cela
a été le cas, ce fut au profit d’une approche qui, dans les mouvements hippies
et le théâtre d’avant-garde, dénatura totalement son message.

AL : Dans
"Les Nouvelles Révélations de l’Etre", il est beaucoup question de destruction
et de destruction par le feu. Juste avant 1939… Mais ces "Révélations" ne
prouvent-elles pas qu’il ne parvient pas à résister aux forces qui veulent
engager ce monde dans la voie de la destruction, puisqu’il conclut, "je
prêche aussi la Destruction Totale" ?

TG : Le langage
d’Artaud n’est pas le langage courant, celui de la communication ou de la
littérature. Il ne conteste pas la pseudo-révolution politique pour, dans le
même temps, prôner la destruction par les bombes. Quand il parle de destruction,
il parle toujours de celle de l’homme dans sa mentalité d’occidental. Le feu
n’est pas pour lui celui que nous voyons, mais l’énergie de Vie à partir de
laquelle chacun se construit et crée. Or comment un être sans intériorité
pourrait-il détruire quoi que ce soit, comment, même, pourrait-il créer autre
chose que des produits ?

AL : Artaud a été enfermé dans un asile
psychiatrique à la fin des années 30, et jusqu’après la fin de la seconde guerre
mondiale. Pendant cette période, nous savons que des milliers d’internés ont
succombé à un mauvais traitement lui aussi radical, la faim ; mais Artaud a subi
des électrochocs, et, néanmoins, il est parvenu à « dominer » ce qui tentait de
le détruire. Il y avait les camps d’extermination avec leurs méthodes, et là une
autre méthode d’extermination qui a partiellement échoué. Car s’il décède en
1948, c’est aussi à cause de cette violence subie. Et n’est-ce pas précisément
ce qu’il a révélé et mis en cause dans l’être-occidental : la violence, cause
et conséquence de la bestialité ?

TG : Vous avez raison
d’insister sur la prodigieuse énergie qu’il lui fallut déployer pour s’opposer à
la totalité du monde. Ce qui le rend particulièrement emblématique, vous l’avez
rappelé, tient précisément à ce qu’il est tout à la fois le plus grand
pourfendeur de la bestialité et sa victime la plus caractéristique. On ne
dira jamais assez combien son exemple mérite d’être médité, non parce qu’il
était (ou non) fou (cela a finalement peu d’importance), mais parce que les
régimes politiques, tous les régimes politiques, ont interné des êtres sains au
nom d’une normalité référentielle. C’est cette normalité qu’il faut combattre.
Voyez notre comportement d’occidentaux vis-à-vis de l’Islam ou le Judaïsme… 
En attendant de les absorber dans notre façon de voir (à moins que le contraire
ne tromphe…), nous pratiquons à leur égard un intellectualisme suffisant, une
violence des mots et des actes qui est à la base de notre
bestialité.

AL : L’un des chapitres les plus importants du livre a pour
objet de proposer une histoire de la pensée de la subjectivité, « de la
philosophie », en montrant les continuités solipsistes, contradictoires et
idolâtriques dans cette « histoire de la philosophie », histoire « officielle »
(c’est tout dire), jusqu’au surréalisme, et contre lequel Artaud a tenté de
s’opposer, sur des principes et avec une sensibilité de non-occidental – au beau
milieu d’occidentaux… Et le pire ne réside t-il pas dans cette solitude
d’Artaud, face à ce monde bestial ? N’est-ce pas un échec même de ce qu’il a
découvert et révélé sur le soi, cette solitude, comme elle le fut aussi pour
Nietzsche ? Et de ce point de vue, le surréalisme n’avait-il pas tant de bonnes
raisons de les enthousiasmer, à son origine, lorsque ses membres fondateurs en
ont fait un espace de dialogue, ce qui, aujourd’hui… ?

TG : Aucun individu, même le plus révolté, ne choisit délibérément la
solitude. Certes, elle est indispensable à la réflexion (à se demander
d’ailleurs si les intellectuels usent vraiment de cette solitude…),
mais chacun aspire à trouver autour de lui des oreilles attentives. C’est pour
cette raison que, en dépit de ses réticences, Artaud accepte d’adhérer au
surréalisme. Sauf que, comme je l’ai dit, le surréalisme propose une discussion
fermée, orientée, qui a fait ses preuves depuis toujours. Si elle débouche sur
sa mise en procès, ce n’est pas anodin, c’est même très significatif. Il est de
bon ton aujourd’hui, chez des pseudo-philosophes comme Michel Onfray, de
ressusciter des philosophes du passé au motif qu’ils auraient été les grands
oubliés de l’histoire. Si je critique Breton, ce n’est pas simplement parce
qu’il est un sadien convaincu, c’est également du fait qu’il se recommande de ce
libertinage qui, dès le XVIe siècle, joue un rôle considérable dans la promotion
d’une raison mondaine. Il n’est pas étonnant, ce faisant, que les
libertaires d’aujourd’hui soient les meilleurs promoteurs du capitalisme
libéral. Et la conversion de toutes les élites de gauche à ce schéma issu des
libertins n’est finalement que la preuve du caractère monolitique de la pensée
occidentale.

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