Jean-Pierre Garnier : « Ce rouleau compresseur s’appelle lutte des classes »

"Tu parles d’une violence « éminemment contemporaine », alors que c’est une violence sociale qui s’exerce depuis longtemps. Quels sont les éléments qui la rendent si contemporaine ?

D’abord, et je l’ai dit plus haut, le capitalisme d’aujourd’hui n’a pas grand chose à voir avec celui qui sévissait il y a cent cinquante ans ou même il y a quarante, avec le capitalisme industriel classique. Et si je dis « éminemment », c’est pour souligner une évolution politique et idéologique. Depuis le milieu des années 1970, et encore plus depuis la fin des années 1980, l’alternative socialiste/communiste qui était portée par le mouvement ouvrier a cessé d’être d’actualité. Les dirigeants et les penseurs censés l’incarner ont perdu toute crédibilité, tandis que les programmes et les visions du monde qui en découlaient se sont effrités, puis évanouis.
Ce qui est « éminemment » contemporain, donc, c’est que la violence des opprimés s’exerce désormais dans le vide. Il y a toujours eu une contre-violence des dominés contre les exploiteurs, mais elle était auparavant porteuse d’une positivité. Les réactions populaires étaient, certes, violentes et destructrices – on a coupé des têtes, brûlé des châteaux, pendu des salopards – mais il y avait un objectif, un idéal. L’horizon était celui d’une émancipation collective. Aujourd’hui, pour l’instant en tout cas, cet idéal n’existe plus, d’autant que le réformisme a depuis longtemps envahi toutes les composantes de la gauche. À partir de 1995, certains ont pourtant cru que ressurgissait une alternative, l’alter-mondialisme. Pour moi, ce n’était qu’un alter-capitalisme, luttant contre le néolibéralisme mais pas contre le capitalisme, voulant humaniser, rationaliser, civiliser, adoucir le mode de domination et d’exploitation capitaliste ; de toute manière, ce mouvement s’est dégonflé.

Bref, cette contre-violence des opprimés n’est plus orientée, comme l’était celle de la lutte des classes. Elle laisse place à la violence erratique des déclassés, sans cible bien définie. Rien de plus normal : une des caractéristiques du capitalisme actuel est qu’il est de plus en plus anonyme, dématérialisé. Par où l’attaquer ? 
Prenons l’exemple des jeunes rebelles des « cités »… Eux ont trois certitudes sur notre société contemporaine : elle leur paraît injuste, irréformable et surtout, ce qui est nouveau, indestructible. Voilà pourquoi il n’y a pas d’alternative, pourquoi l’horizon est totalement bouché. Beaucoup d’entre eux sont révoltés, se sentent impuissants et ont des désirs de revanche sociale, mais ils ne savent pas contre qui tourner leur rage. Du coup, ils s’en prennent à tout, des policiers aux équipements qui représentent les institutions en passant par les autobus, là où on les contrôle. Tout peut devenir une cible, y compris des profs, des gens accusés d’avoir jeté un mauvais regard… Dans le même temps, beaucoup sont totalement aliénés par le consumérisme. Ils refuseront de payer dans les transports en commun, mais s’achèteront les dernières basket à la mode et hors de prix.

La décomposition sociale entraînée par le capitalisme contemporain se traduit également par une décomposition éthique, cette « barbarie » dont parlait Rosa Luxembourg quand elle disait « socialisme ou barbarie ». Celle-ci n’épargne pas les couches populaires. Face à la barbarie des forces répressives, il y a aussi une riposte barbare de jeunes et de moins jeunes, cette « violence gratuite » qui fait saliver les journalistes. 
Avec la flexibilisation de la force de travail, le blocage des salaires et le démantèlement de la protection sociale, les ménages d’ouvriers et d’employés se retrouvent de plus en plus acculés. Cela débouche souvent sur un surplus d’agressivité, parfois au sein même des ménages. Il suffit de parler avec des caissières de supermarché, des vendeurs de la FNAC ou des livreurs de pizza pour s’en rendre compte. Ce que ne feront jamais des intellectuels du genre d’Alain Badiou ou de Jacques Rancière, qui ne sont jamais sortis de Normal Sup, sinon pour aller gloser sur les campus universitaires, à Beaubourg, à la BNF ou dans les librairies bobos, et qui n’ont jamais eu de contact de toute leur vie avec les couches populaires.

La deuxième partie de ton livre, « critique de la raison pseudo-scientifique » n’est justement pas tendre avec les intellectuels. Tu te places dans la filiation de Guy Hocquenghem et de sa Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary [7], qui date de 1986 ?

Bien sûr. Sauf que lui n’analysait pas vraiment la dimension de classe de ce revirement, de ce ralliement des ex-« contestataires » à l’idéologie bourgeoise. J’apprécie sa virulence, mais je ne suis pas convaincu par tout ce qu’il raconte, d’autant qu’il était maoïste. Personnellement, je ne pense pas en termes de « trahisons », mais de rapports de classe : les néo-petits bourgeois radicalisés de mai 68 formaient une classe de frustrés, qui voyaient les cartes leur échapper. 
La nouvelle petite bourgeoisie intellectuelle prenait alors, en France et dans les pays d’Europe du Sud, son essor à la place et aux dépens de l’ancienne petite bourgeoisie – petits commerçants, paysans, artisans, professions libérales. Cette ascension se faisait au plan économique, démographique, idéologique, intellectuel ou culturel. On ne peut comprendre la Nouvelle vague, le Nouveau roman ou le succès d’un théâtre d’avant-garde avec le Festival d’Avignon sans prendre en compte cette ascension : cette nouvelle classe en pleine croissance exprimait ses aspirations à travers de nouvelles modalités de production artistique. Seul problème : elle était bloquée dans son ascension politique. En France, elle faisait face à un gouvernement technocratique et autoritaire, celui du Général de Gaulle. Et c’était la même chose en Italie, où la démocratie chrétienne verrouillait tout avec la Mafia et une bourgeoisie très traditionaliste, ce qui a débouché sur une radicalisation de ces couches nouvelles. Ou encore en Espagne avec Franco, ou au Portugal avec Salazar. 
Cette couche radicalisée voulait – inconsciemment, la plupart du temps – peser d’u
n poids politique qui soit en phase avec la place qu’elle occupait déjà dans la société. Je me rappelle avoir eu une discussion avec Pompidou (rencontré via Louis Chevalier dans un restaurant), m’expliquant que les gauchistes de 68 étaient des gens aspirant au pouvoir. Il avait raison : quand leurs porte-paroles réclamaient « l’intelligence au pouvoir », cela voulait dire pour eux « la classe intellectuelle au pouvoir ». Lors de cette même rencontre, Pompidou m’a raconté avoir dit au Général de Gaulle qui hésitait à envoyer la troupe contre les étudiants : « Ces agités que vous voyez dans la cour de la Sorbonne seront l’élite de la France dans quelques années. Il ne faut pas tirer sur eux. »

Pour toi, il n’y a pas eu « trahison » des intellectuels, mais simple affirmation d’un rapport de classe ?

Absolument. Parler de « trahison », c’est tomber dans une analyse psychologisante et moralisante. En tant que matérialiste marxien – et non marxiste – , je ne verse pas dans ce genre d’approche. Car je ne confonds pas la pensée de Marx avec les idéologies des appareils bureaucratiques ou étatiques qui se sont emparés des idéaux socialistes et du communistes pour opprimer les couches populaires, ni avec les discours des révolutionnaires de salons ou de salles de cours qui rêvaient d’en faire autant."

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