AL : Dans votre livre,
«Une nouvelle vassalité,
Contribution à une histoire politique des années 80 »
publié aux mille et une nuits, vous entendez nous narrer et
nous expliquer, en tant que témoin averti et réfléchi,
de ce qui s’est passé dans les années 80, lorsque les
socialistes, avec Mitterrand, sont arrivés au pouvoir, mais
vous écrivez que, dès les années 70, «la
main passe totalement aux responsables industriels et financiers»
et que «ce virage considérable a été
amorcé en France par VGE.» En somme, les
socialistes, une fois au pouvoir, n’ont pas réussi à
contredire ce qui avait été amorcé par le
premier président américanophile et pétainiste
d’après-guerre. Est-ce que l’une des causes de cet échec
ne réside pas dans le fait que ce sont toujours les mêmes
personnes, appartenant à un milieu sociologique étroit,
la grande bourgeoisie, qui dirigent la France ?
ANDRE BELLON : A
partir des années 70, le discours politique a commencé
à se soumettre au discours économique. On commence à
parler de contraintes, on entend qu’il n’y a pas d’autre politique
possible. On aurait pu penser que Mitterrand, dont la carrière
s’est publiquement construite à partir du retour de De Gaulle
contre ce retour et contre ce pouvoir, allait le contredire, mais en
fait, il le reprend et lui donne un légitimité de
gauche. Concernant le milieu sociologique,il ne faut pas
systématiser : dans les débuts de la Cinquième
République, de grands bourgeois, je pense à Bloch-Lainé
par exemple, sont attachés au service public ;
inversement, des hommes d’origine modeste, tel Pierre Bérégovoy,
vont se révéler inféodés aux «contraintes
économiques». J’ai connu ainsi un certain nombre de gens
qui, étant de milieu modeste, ont, une fois dans l’antichambre
du pouvoir, cessé de se poser des questions et de s’opposer…
Cela étant, il est vrai que s’affirme un milieu social, son
idéologie et ses porte paroles avec l’appui de la gauche.
C’est l’exemple de Trichet, actuel gouverneur de la Banque Centrale
de l’Union Européenne, que la gauche a sollicité et
promu. En tant que président à l’assemblée de la
commission des affaires étrangères, j’ai fait venir
Trichet pour l’auditionner lors du débat sur le traité
de Maastricht et il a répété 20 fois qu’il avait
tout fait avec le soutien et l’accord de son Ministre, M. Bérégovoy.
Finalement, la mort de celui-ci fut le drame de toute la gauche. A
quel moment la gauche a t-elle basculé historiquement ? Ca
vient de loin. Pour ma part, je fixe ce basculement avec l’assassinat
de Jean Jaurès, le 31 juillet 1914. Jaurés fut l’homme
qui a cherché à faire la synthèse entre la
République et le Socialisme. Cette question s’est lentement
estompée depuis lors. Et, de dérapage en dérapage,
on a petit à petit abandonné la souveraineté
populaire.
AL : Fait rarissime,
alors que les membres de nos élites ne reconnaissent jamais
leurs erreurs et leurs fautes, vous écrivez dans votre livre,
« une nouvelle vassalité » que «nous,
élus des années 80, sommes collectivement coupables,
est-il nécessaire de l’avouer, d’avoir participé à
un jeu politique perverti (…) plus les années passaient,
plus la distance entre les principes affichés et le vécu
politique augmentait». Qu’est-ce qui a été
oublié, perdu, trahi, par cette distance toujours plus grande
avec les principes affichés ?
AB : D’une part, à
partir de 1983, la politique cède le pas aux contraintes
économiques. Dans ce cadre, la souveraineté populaire
perd son sens puisque les contraintes suppriment pour l’essentiel,
les capacités de choix. D’autre part, le système
présidentiel de la 5ème tue la
diversité des expressions. On aboutit ainsi à des
déclarations telle que celle de François Mitterrand
osant dire que «contre le chômage, on a tout essayé».
Ainsi le gouvernement a-t-il pu, au début des années
90, exprimer sa grande satisfaction, non parce que le chômage
eut baissé, mais parce qu’ «on a réussi la libre
circulation des capitaux 6 mois plus tôt que prévu»
! Que signifient, dans un tel contexte, le socialisme, la République
ou même la démocratie ?
AL : Dans «la
dégradation des moeurs politiques», ne suggérez-vous
pas que ces moeurs, dans les années 80, se sont «dégradés»,
ce qui suppose qu’ils étaient meilleurs avant, mais vous
voulez sans doute le dire pour les élus de gauche dont vous
étiez, mais pour les élus de droite ? Est-ce que les
moeurs des élus de gauche, dans les années 80, n’ont
tout simplement pas rejoints ceux, devenus banals, des élus de
droite qui trustaient les pouvoirs depuis des décennies ?
AB : Pour commencer,
je vous recommande l’ouvrage de M.
Michéa, «Impasse Adam Smith». Dans ce livre,
il essaye de redéfinir ce qu’est la gauche, et son idéologie.
Il s’agit de sortir du piège que le PS a monté
plusieurs fois au moment des élections : votez PS, sinon c’est
la droite. Car la gauche qui depuis les années 80 a accepté
tous les principes de «la bonne gouvernance», parfois
même les a elle-même mis en place, par exemple avec la
Loi Organique relative aux Lois de Finances (L.O.LF.) qui aboutit à
gérer les Finances Publiques avec les critères des
finances privées. La cause de la «corruption»
économique, voyez-vous, c’est avant tout d’abord la corruption
de l’intelligence.
AL : Vous rappelez que
l’assemblée nationale n’est qu’un lieu subalterne du pouvoir,
mais cette situation est le fait de cette 5ème République
qui a été pensé et voulu par des antidémocrates.
Il a fallu des décennies et même des siècles pour
que le pouvoir royal autoritaire soit sérieusement et
définitivement abattu, et même si des citoyens et
observateurs différents ont le même diagnostic sur cette
5ème République et sur la situation du parlement, ne
faut-il pas craindre d’avoir besoin de décennies avant de
parvenir à abattre ce système mauvais ?
AB : Bien sûr,
la démocratie n’est pas chose simple. Et personne ne peut
dire que la démocratie parfaite ait jamais existé. Cela
étant, l’Histoire du 19ème
siècle est la recherche de la démocratie contre
l’absolutisme. Et le renversement de Mac Mahon, par exemple, en
1879, est un moment de victoire de la République et de la
démocratie. La démocratie présuppose non pas
d’ignorer ou d’empêcher les contradictions, les conflits,
mais de savoir les gérer. Or, nous vivons, depuis les débuts
de la 5ème, dans une vision différente de la
démocratie, que certains appellent, en particulier Michel
Debré, la démocratie pacifiée. Cette conception
veut étouffer les contradictions dans le cadre des
institutions. Elle empêche la société d’exprimer
institutionnellement ses angoisses, ses pulsions, ces divergences
d’intérêt.
AL : Pour la gauche, il y
a à l’évidence un cas François Mitterrand : vous
rappelez qu’ «il est ahurissant de constater que l’homme qui a
amplifié la régression parlementaire issue de la 5ème
République ait été celui qui, dans ses écrits
comme dans ses déclarations publiques, avait lancé le
combat contre ces mêmes dérives». Et si l’on ne
veut pas oublier l’affaire de la francisque jusqu’à sa tardive
amitié pour Bousquet, ne peut-on pas considérer que
Mitterrand a été mandaté par cette grande
bourgeoisie pour prendre le contrôle, la direction, de cette
gauche, en faisant de «l’entrisme» ? Très
clairement, vous rappelez vos réserves à son sujet,
quand à vos «relations», elles furent brèves.
Vous avez été au moins protégé de sa
volonté narcissique d’être aimé par ceux et
celles qui le connaissaient…
AB : En général,
je suis plutôt opposé aux théories du complot.
Mais Mitterrand a pris le contrôle du PS, puis celui de la
France, pour lui-même. Une seule fois, je l’ai rencontré
en face à face, il m’a fait venir dans son bureau de l’Elysée,
après mon l’élection à la présidence de
la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée
nationale. Il n’avait pas été favorable à ma
candidature, et son souci était alors de savoir si je faisais
allégeance ou non. L’entretien n’a pas duré
longtemps… Est-ce qu’il a fait sa carrière en étant
téléguidé par une organisation quelconque ? Je
n’en sais rien et cela ne m’intéresse pas. Par contre, ce qui
m’intéresse, ce sont ses décisions, ses discours, son
bilan. Et sa responsabilité personnelle dans l’affaiblissement
de la gauche est importante. Son cynisme aussi : par exemple,
lorsqu’il il répond à un journaliste qui
l’interrogeait sur son rapport au discours historique de la gauche
«Je le parle bien ».
AL : L’éloge de la
soumission aux principes ultra-libéraux, mis en oeuvre par
Reagan et Thatcher, a été le fait d’une cohorte de
politiques, d’intellectuels et de journalistes. Michel Rocard, Pierre
Rosanvallon, des individus qui ont été élevés
ensemble, qui vivent ensemble, qui ont un niveau de vie élevé
(donc qui n’ont jamais eu l’expérience des difficultés,
sociales, économiques) et qui ne connaissent de la France et
des Français rien que des chiffres, des statistiques, depuis
Paris. Quels ont été les plus zélés de
ces prêcheurs de la soumission ? Un important chapitre est
consacré aux manoeuvres de séduction d’une partie
importante d’intellectuels, concernant le PS et la Gauche, et ce pour
imposer un internationalisme consensuel vide, «il faut penser
comme les autres». Qui, selon vous, a eu le plus d’effet, ou
qui incarne le mieux cette démarche ?
AB : Il y a,
incontestablement, dans les années 80, une opération
idéologique pour mettre à bas la pensée et les
concepts qui fondaient jusque là la gauche. La fondation Saint
Simon et son secrétaire général Pierre
Rosanvallon furent des acteurs essentiels de cette opération.
Ils ont remis en cause l’idée de peuple, qualifiée de
populiste, le peuple n’existant d’ailleurs pas selon Rosanvallon.
Ils ont diabolisé l’idée de souveraineté
qualifiée de souverainiste. Or, qu’est-ce que la démocratie,
sinon la souveraineté populaire. Légitimant les
contraintes économiques élaborées par les
puissants et déconsidérant la volonté populaire,
ils ont aidé à développer l’esprit de
soumission.
AL : Lorsque la France a
été en situation de commémorer le bicentenaire
de la Révolution, vous étiez aux premières
loges. Et vous avez assisté au triomphe de la réaction,
les révolutionnaires auraient dit «de la
contre-révolution», et ce, grâce au soutien actif
d’hommes et de femmes de gauche. Que s’est-il passé en deux
cent ans pour que la Révolution puisse à ce point être
«trahie» ?
AB : Cette évolution
détestable est cohérente avec le reste. François
Furet fait partie de ceux dont je parlais à l’instant.
Détruire les principes républicains imposait de
réécrire l’Histoire de la Révolution. Le
bicentenaire en 1989 y aida. Sur le plan des manifestations
officielles, ce furent essentiellement des gestes festifs sans grande
portée historique ou philosophique. Mais parallèlement,
un travail de destruction de l’image de la Révolution et de
la République avait lieu dont j’ai déjà parlé.
La République a été présentée au
mieux comme une exception dépassée, au pire comme un
régime d’oppression uniformisateur. En particulier, la
laïcité a été présentée comme
contraire à la Liberté et c’est alors que sont nés
des concepts antilaïques tels que laïcité ouverte,
plurielle, ouvrant la voie aux actuelles remises en cause de Sarkozy
avec sa laïcité positive.
AL : Vous avez fondé
une association qui a pour objet, ni plus ni moins, de réunir
une Constituante. Pouvez-vous nous en expliquer les raisons, les
objectifs, les moyens ?
Au delà de la
crise d’identité de la gauche, il y a très globalement
une crise de la représentation politique. Et pour l’affronter
et la résoudre, j’estime qu’il ne sert à rien de créer
un nouveau parti, qui promettra, une fois de plus, de ne pas tromper
et trahir. Cela ne sert à rien car ce sont les règles
du jeu politique, au niveau national comme au niveau européen,
qui pervertissent la vie publique. Elles bloquent de plus en plus
l’expression du peuple, fondement même de la démocratie.
De même qu’en 1789, les Etats Généraux ont été
l’expression démocratique pour changer les institutions, il
faut revenir au peuple, aux citoyens, élaborer des cahiers de
doléance et demander l’élection d’une assemblée
constituante sur des bases nouvelles. En bref, la Constituante est un
symbole pour recréer une vie démocratique et pour que
les citoyens, dépassant les cadres qui bloquent cette vie, se
réapproprient leurs institutions. C’est pourquoi notre
association doit fonctionner essentiellement sur la base de comités
locaux en rapport étroit avec les citoyens.
AL : Pour conclure, les
membres du Parti Socialiste viennent de vivre leur annuelle
Université d’Eté, le Congrès se profile dans un
temps très proche, avec différents candidats pour
succéder à François Hollande. Olivier Besancenot
va fonder très prochainement le Nouveau Parti Anticapitaliste.
Comment analysez-vous la situation de ces différents
mouvements de gauche ? Quelles doivent être leurs priorités
selon vous ?
AB : Ce n’est pas le
problème que j’évoque. Le PS est pris dans une
contradiction impossible, entre une identité historique et les
contraintes qu’il accepte. Il continuera à vivoter, entre
les deux. Mais en occupant l’espace politique qu’il occupe, il
empêche une recomposition politique, pourtant absolument
nécessaire, rapidement. Même si je déteste le
discours de M. Valls, je le trouve cohérent, comme à
l’autre extrémité, Mélenchon, mais entre les
deux…
Association pour une
Constituant
13 rue du Pré
Saint Gervais 75019 Paris
L’entretien est ici disponible au format PDF Téléchargement ENTRETIENAVECANDREBELLON.pdf