Ce qui commence et devient comme «l'Histoire» se construit sur les récits, les histoires performantes, et les évolutions dans l'Histoire dépendent des nouveaux récits qui sursument ou supplantes les précédents récits paradigmatiques. L'Action, littéraire, directe, est autant théorie que praxis. Ce que raconte postérieurement un aède aveugle et même absent, une «légende» à tout jamais invisible, Homère, à savoir une guerre titanesque entre la coalition des Achéens confrontée aux Troyens, dépend de récits initiaux, qui ont crée et nourri les motivations des uns et des autres. L'enlèvement d'Hélène, avec sa représentation même (influencée par l’exagération méditerranéenne) est l'un de ces récits qui justifie, fonde, rend intelligible – à condition qu'une guerre frontale et potentiellement exterminatrice pour les perdants puisse se justifier par – l'enlèvement d'une femme. Mais dans un système de valeurs où les mâles le sont d'autant plus qu'ils sont des mâles dominants, que leur virilité est indiscutable par ceux qui peuvent les concurrencer ou les inquiéter, un tel enlèvement fait de Ménélas un faible sur lequel l'opprobre est générale… Outre ce récit particulier, d'un fait divers devenu un fait majeur de l'Histoire, les récits épiques qui glorifiaient les exploits des héros étaient structurels dans une éducation des pères aux fils auxquels les premiers devaient inculquer le sens du devoir de l'honneur, le fameux «sens du sacrifice», le fait que, à peine nés, ils pouvaient rejoindre le terrible monde des ombres, sans crainte ni faiblesse. Et à l'égard de cette «éducation» mécanique, de ce dressage aux goûts des guerriers, il faut reconnaître que la seconde partie du récit homérique, l'Odyssée, introduit, de force, une «réflexion» sur une mort non désirable, puisque le héros, Ulysse, a l'occasion, extraordinaire, de s'entretenir avec les âmes des guerriers morts, au premier rang desquels Achille donne l'aveu terrible qu'il préférerait être le serviteur d'un modeste laboureur dans le monde des vivants qu'être Achille dans ce monde des morts, dans lequel il n'est finalement plus rien, même pas à un héros, puisque les guerres semblent être, là-bas, définitivement terminées. Mais c'est que l'Iliade et l'Odyssée est le premier récit épique qui met en cause à la fois les guerriers, la guerre, la violence, dont Ulysse est le porte-parole d'un trauma. Il n'empêche : le récit guerrier des codes de l'honneur a eu sa performance, la guerre, les morts, les vaincus, les vainqueurs, et surtout les gémissements des mourants. Dans son ouvrage, «Staline, Histoire et Critique d'une Légende Noire», Domenico Losurdo travaille sur plusieurs histoires-récits fondées sur une interprétation de l'Histoire, elle-même animée par des récits structurels majeurs, le Communisme, le Nazisme, le Capitalisme. L'action narrative a rendu possible des actions «réelles» avant que ces dernières ne deviennent elles-aussi des éléments de nouvelles actions narratives. Et lorsqu'il s'agit de l'énonciation individualo-collective, la distinction du vrai et du faux conserve toute sa valeur, puisqu'il y a dans ces récits mémoriels ou prétendus tels, des exactitudes, des omissions, des mensonges, des révélations. Dans cette Histoire, géorgienne, russe, européenne, mondiale, Staline a été, avant d'être l'objet-sujet d'historiens, ignorants, menteurs, tricheurs ou sincères, honnêtes, exacts, un agent-acteur qui, par ses comportements et ses choix, a «fait», dans un cadre collectif, l'Histoire, mais aussi par ses propos, et ses adversaires comme tels, qui agissaient contre lui, en ont fait autant, différemment, avec moins de succès. Dans un champ humain, social, politique, aussi intensément soumis à l'activité idéologique des dominants que le fut et que l'est ce qu'ils auto-appellent «monde occidental», les leaders de ce «monde» ont réussi, après la mort de Staline, à trouver des moyens pour s'attaquer à la légende du «petit père du peuple», à commencer par un idéal «rapport secret de Nikita Khroutchev». Celui qui avait succédé à Staline, au lieu de lui rendre hommage, était censé avoir démoli sa légende, en tant que telle, par des «révélations» qui devaient parfaitement déprimer les admirateurs du héros de la grande guerre patriotique et motiver ses ennemis, ou les héritiers de ses ennemis battus, qui pouvaient enfin dire : «vous voyez, il était bien pire que celui que vous avez abattu», à savoir Hitler, «et pourtant, nous vous avions prévenu», qu'il fallait préférer Hitler à Staline. Il aurait été étonnant que le «monde libre» ait vu un rapport «secret» se diffuser dans lequel il aurait été révélé que Staline était encore infiniment plus bon et plus intelligent que sa légende ne le prétendait. La qualification du rapport, «secret», interne, de Khrouchtchev au PCUS, était censé «labelliser» le dit rapport. Dans cet ouvrage, Domenico Losurdo commence par analyser «comment précipiter un dieu en enfer», par un tel rapport. Il faut constater que ses propres analyses, révélations, documents, preuves, ont eu infiniment moins d'écho que le fameux «rapport». Staline est mort depuis longtemps, la déstalinisation a tellement été menée et réalisée que l'URSS en a même disparu, mais établir ou rétablir la vérité n'a jamais été un souci de ce «monde libre » : la narration dominante est sélective, et seuls les éléments, faits, qui servent les intérêts immédiats et profonds de la domination sociale et politique qui se cache derrière cette narration dominante ont le droit de se faire entendre dans les instances contrôlées. Mais s'il n'y a pas de «monde libre», il y a des hommes et des femmes libres, et pour ceux-là, l'esprit de vérité conserve un sens mystique essentiel. La mémoire humaine actuelle ne peut être abandonnée. Mais en faisant cela, Losurdo apporte une contribution essentielle aux millions d'hommes et d'efforts qui travaillent partout chaque jour pour créer les conditions d'un être-au-monde humain qui réalise l'humanité, en faisant disparaître les dangers et les folies contre celle-ci et ses propres conditions absolues d'existence.