a plongée effectuée par Horacio Ortiz dans le monde de la finance à New York et à Paris est un démontage théorique de la prétendue « vérité » établie par les experts de la finance pour définir la valeur des entreprises cotées en Bourse. Mais pour entrer dans cet ouvrage relativement technique, intitulé Valeur financière et vérité – Enquête d'anthropologie politique sur l'évaluation des entreprises cotées en Bourse, il peut être utile de commencer par les notes d’observation que prend le chercheur sur ces spécimens étranges que sont les traders, analystes, brokers ou vendeurs du début du XXIe siècle.
Ceux-ci n’ont en effet pas grand-chose à envier aux tribus primitives étudiées par les ethnologues du début du XXe siècle, par exemple en matière de parade virile, lorsqu’ils vont, avec leurs clients, faire la tournée des boîtes de striptease, assister à des matchs de foot prestigieux ou encore chasser le mouflon pour la modique somme de 10 000 dollars.
Les rituels de distinction de ces petites sociétés sont également saisissants, tel celui qui consiste, chaque mois, à commenter ensemble la liste des commissions payées par les clients aux différents employés de l’entreprise. Cela permet de se moquer en groupe de celui qui n’a pas été assez performant et ferait mieux de « s’occuper de la machine à café ». Ou encore de se jauger les uns les autres : « C’est alors qu’André clama haut et fort, comme s’il pouvait enfin exprimer ce qu’il avait en tête depuis le début de la conversation : “Non, mais la question qu’il faut que tu poses, c’est quoi la vraie question, hein ?” Luke ne dit rien et fit une grimace d’enfant qui ne sait rien, sous les regards attentifs et amusés de l’assistance. André dit alors :“La vraie question c’est : combien de Luke faut-il pour faire un André ?, c’est ça la question !” »
Les manières d’entrer en contact utilisées par les différentes tribus composant l’industrie financière sont aussi tissées de codes inaccessibles au commun des mortels, qui ne sait pas ce que c’est que de gérer plusieurs milliards d’euros. « Pendant les six premiers mois, le vendeur laissait des messages de trente secondes sur le répondeur du gérant, avec des informations synthétiques, ou lui envoyait de courts emails avec des idées sur la valeur d’entreprises susceptibles de l’intéresser. Généralement, pendant cette période initiale, les gérants ne répondaient pas. (…) Après cette première étape, si le gérant jugeait ces dernières suffisamment convaincantes, il répondait aux emails, acceptait de parler avec le vendeur au téléphone et le rencontrait à quelques occasions. (…) Pendant toute leur relation, le gérant gardait la possibilité d’y mettre fin à tout moment. Cependant, au terme de cette période, il était perçu que les deux personnes avaient trouvé un fit, une “manière de réfléchir” commune. Le gérant payait alors des commissions avec des montants et des délais plus réguliers. »
Mais c’est, comme souvent, à travers leur langage que les communautés exotiques se donnent à saisir. André – un des spécimens les plus intéressants du livre – explique par exemple à l'un de ses clients, ami de longue date, qu’il peut « aller se faire enculer par une horde de sangliers en rut ». Et fête l’anniversaire de sa partner en expliquant devant toute la boîte qu’elle a grossi et ressemble à une « vache », ce qui va « l’empêcher d’assouvir ses désirs sexuels avec des jeunes dans ses voyages en vacances en Jamaïque ».
via www.mediapart.fr