«Aujourd’hui, on a pris la Bastille» – Libération

«Ben Ali nous a dit hier soir [jeudi, ndlr] qu’on pouvait parler, désormais, qu’on avait la liberté d’expression. Et voilà : on n’a rien fait, on n’a rien cassé, on a juste voulu s’exprimer et ils nous ont tiré dessus», s’indigne la jeune fille. Dans le salon de l’hôtel où elle se trouve, les rideaux des fenêtres sont tirés, les gens chuchotent, l’air est suffocant, tout le monde a peur. De l’extérieur proviennent les sons de tirs et l’odeur des gaz lacrymogènes, auxquels répondent des jets de pierre et des slogans hurlés ici et là : «Voleurs ! assassins !» Et puis le bruit des matraques sur le verre brisé. D’une fenêtre, on peut voir des policiers faire sortir une trentaine de manifestants de leur refuge, dans un immeuble. Systématiquement, ils cognent sur la tête, sur les corps. Un jeune homme arrive en trombe dans l’hôtel, le visage rouge, essouflé. «Ils étaient beaucoup, on a essayé de s’enfuir, mais ils nous on attrapés et il nous ont frappés comme des chiens, j’ai mal partout, pourquoi ? » raconte-il en larmes. Comme la centaine d’autres manifestants, il s’installe dans un coin du salon et se met à suivre fiévreusement les informations tunisiennes à la télé. Des informations qui ne cessent d’évoluer toute l’après-midi. Il est question de morts par balles, les rumeurs les plus folles circulent.

Leila, de sa petite voix, continue à raconter. Malgré les coups, malgré la peur, pour rien au monde elle n’aurait raté cette marche du 14 janvier 2011. Elle était venue exprès avec son fiancé, dès 10 heures du matin, en bus depuis le quartier populaire où elle habite. Et ce malgré les réticences de ses parents. «C’était important, pour moi. Je voulais participer à cet élan lancé à Sidi Bouzid le 17 décembre par ce jeune diplômé chomeur qui s’était immolé par le feu. Il fallait qu’on prenne la relève. Je suis fière d’être Tunisienne et d’avoir été là», lance-t-elle. Comme beaucoup d’autres, c’ était sa première grande manifestation. Jamais elle n’avait pensé marcher un jour sur l’avenue Bourguiba jusqu’au ministère de l’Intérieur. «Après ce sacrifice, on ne pouvait plus se taire. Moi, j’ai mon diplôme de kinésithérapeuthe depuis quatre ans et je n’ai toujours pas de travail. Mon fiancé est ingénieur et il n’a pas de travail», insiste-t-elle.

Pour Amel, 42 ans, ce n’était pas la première marche, mais tout comme : «J’avais vécu les émeutes du pain, en 1984, mais ce qui se passe aujourd’hui, c’est inimaginable», raconte cette employée de banque. «Inimaginable», «historique» :les mêmes mots reviennent sans cesse dans la foule des manifestants.«Aujourd’hui, c’est notre révolution, c’est un peu comme si on prenait la Bastille : désormais, personne n’a plus peur de parler», confie Amer Dari, professseur de mathématiques. Au-dessus de sa tête, il brandit une pancarte «Ben Ali, dégage !» La foule scande «Ben Ali va-t-en», «Le pain et l’eau oui, mais Ben Ali non».

Amer entonne l’hymne national avec les milliers d’hommes, de femmes et d’ enfants qui l’entourent. «Depuis que je suis né, je n’ai quasiment connu que Ben Ali. J’en ai marre. Le peuple est intelligent, c’est pas une histoire de prix du pain, aujourd’hui, on veut être libre», lance un étudiant. A ses côtés, Mohamed connaît bien le ministère de l’Intérieur. Sous Bourguiba, en 1987, et sous Ben Ali, en 1992, il y a été incarcéré. «Les tortures ? dit il. Je connais. On vous met entre deux tables, et puis on vous met un balai dans le derrière, des cigarettes, aussi… le sang coule», raconte cet ex-prof d’arabe, interdit d’exercer depuis qu’il a été arrêté pour militantisme islamiste présumé. Plein d’espoir, il a répondu à l’appel de la grève pour célébrer le changement.

Libre. Avec sa fille, son fils et sa femme, il brandit

via www.liberation.fr

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