Wael, le blogueur héros de la place Tahrir – Libération

Il a les yeux rouges de celui qui a peu dormi. Un début de barbe, blanche, pas rasée, lui pique le menton. Place Tahrir, il marche l’air un peu perdu, comme flottant entre deux mondes, observant la foule, immense, qui ne cesse de converger vers l’esplanade, bloquant les ponts du Nil, saturant la Corniche. Depuis quinze jours que l’Egypte tremble, Gabriel Khoury, producteur de cinéma, observe ses vagues et ses ressacs derrière son écran de télévision. Hier pourtant, il est descendu manifester. Pour la première fois. Comme tant d’autres qui jusqu’alors n’avaient jamais franchi le cap, fraternisant avec les idées sans parvenir à dompter leur peur et leur fatalisme.

C’est un visage vrillé de larmes qui les a décidés à franchir le pas. Celui de Wael Ghoneim, 30 ans, directeur du marketing de Google au Proche-Orient, considéré comme un des initiateurs de l’appel à manifester du 25 janvier. Arrêté à une heure du matin, chez lui, vendredi 28, quelques heures avant que l’Egypte ne bascule dans le chaos, par quatre hommes qui l’ont jeté yeux bandés dans une voiture. Libéré lundi, après dix jours de détention au secret absolu. Dans son isolement, il ignorait que le pays s’était soulevé, que la parole s’était libérée, que des centaines de milliers de personnes avaient pris d’assaut les rues, demandant le départ d’Hosni Moubarak.

Talk-show. Lundi, au soir même de sa libération, il apparaît sur le plateau du célébrissime talk-show de Mona el-Chazly, qui, sur la chaîne privée Dream TV, donne le pouls de la révolte. Avec «des mots simples, qui brisent le cœur» selon de nombreux manifestants, Wael Ghoneim raconte sa douleur d’avoir été accusé de trahison, d’agir pour le compte d’intérêts étrangers, faille si facile pour lui, marié à une Américaine. Devant des millions de téléspectateurs, il dit son amour de la patrie, explique son engagement, balaie de quelques mots évidents les traditionnelles théories du complot, dont les médias nationaux se repaissent depuis deux semaines. «Le temps est venu où ceux qui ont de bonnes intentions sont considérés comme des traîtres. Si j’étais un traître, je serais resté au bord de la piscine de ma maison aux Emirats, martèle-t-il, derrière ses lunettes. Ceux qu’on appelle la jeunesse Facebook sont sortis par dizaines de milliers le 25 janvier. Parlez-leur !»

Puis quand, sur l’écran, défilent les photos des dizaines de jeunes tombés sous les balles de la police ou les coups des baltageyas, les milices venues appuyer les pro-Moubarak lors de la manifestation du 2 février, Wael Ghoneim fond en larmes. «Ce n’est pas notre faute, c’est celle de tous ces gens qui se sont obstinés et se sont accrochés au pouvoir.» Il hoquette, quitte le plateau. Les spectateurs sont tétanisés. Dans son salon, Gabriel Khoury pleure, regarde sa femme et se dit qu’il n’est plus possible de rester immobile. Et c’est ainsi que comme lui, hier, des dizaines de milliers de personnes ont afflué sur la place Tahrir, transformée en folle kermesse colorée de drapeaux égyptiens flottant au gré des chants.

En emprisonnant Wael Ghoneim, le pouvoir égyptien a touché un symbole, car le blogueur serait le créateur de la page Facebook «Nous sommes tous des Khaled Saïd», du nom de ce jeune homme battu à mort sous un porche d’immeuble d’Alexandrie en juin, après avoir été intercepté par deux policiers en civil à la sortie d’un cybercafé. Les épouvantables clichés de son visage supplicié, réalisés à la morgue et relayés par de nombreux blogs militants et la presse d’opposition, avaient soulevé à travers le pays une gigantesque vague d’indignation, dépassant largement les frontières établies de la contestation usuelle.

via www.liberation.fr

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