Chris Marker (1921-2012) fut notre frère dans l’ordre de la sédition. Il croyait à l’étincelle (Iskra en russe – c’est le nom de la société de production attachée à son activité cinématographique). Pas « l’étincelle qui met le feu à la plaine » (Lénine), tant l’artiste bourlingueur des luttes universelles se méfiait de nos illusions collectives récupérées par qui de (non) droit. Plutôt l’étincelle qui rallume la mémoire, ranime l’espérance, réveille l’action.
Voilà le sens de son documentaire Le fond de l’air est rouge (1977), testament à retardement terminé à l’âge de 56 ans, revu et fignolé en 2008, à 87 ans. Le déroulant final mérite d’être cité d’emblée : « Les véritables auteurs de ce film, bien que pour la plupart ils n’aient pas été consultés sur l’usage fait ici de leurs documents, sont les innombrables cameramen, preneurs de son, témoins et militants dont le travail s’oppose sans cesse à celui des Pouvoirs, qui nous voudraient sans mémoire. »
Marker était un héritier rebelle de la révolution bolchevique, fasciné par le “train cinématographique” et les “pamphlets documentaires” de Medvedkine (1900-1989) – il devait lui consacrer, en 1993, Le Tombeau d’Alexandre. Refaire une partie du chemin, repérer les impasses, frayer de nouvelles pistes : tel était l’objet du Fond de l’air est rouge. La fermentation des années 1960, l’acmé de 1968, la trajectoire en toboggan des années 1970 : l’observation lucide invite au pessimisme.
Si le leader estudiantin ouest-allemand Rudi Dutschke estimait qu’il fallait « révolutionner les révolutionnaires », Chris Marker refuse de rougir le fond de l’air. Le titre tient de l’antinomie plutôt que du catéchisme…
Certes, Régis Debray déclare, avec un optimisme lugubre, de sa prison bolivienne, en 1970 : « Ce sera toujours le même combat, sous les formes que chaque nation inventera. » Quant à l’activiste yankee Larry Bensky (né en 1937, aujourd’hui très versé dans Proust), il glisse que si l’année 1968 s'avère pour l’Amérique à l'instar de 1905 en Russie, nous devrions obtenir l’équivalent de 1917 douze ans plus tard outre-Atlantique : au bout du compte, 1980 allait marquer là-bas l’élection de Ronald Reagan !
1905 demeure le point de départ et la ligne de mire du documentaire. Chris Marker, libre comme l’air, ne retrace pas les trois premiers quarts du XXe siècle – ce qui venait d’être proposé à Jean-Paul Sartre, sans pouvoir aboutir, par la télévision française (en l’occurrence Marcel Jullian, PDG d’Antenne 2). Chris Marker survole. Il ouvre la parenthèse et fait mine de la refermer. Flux et reflux révolutionnaires. Toutefois, ce qui s’est imposé avec une telle force ne saurait s’évanouir aussi facilement, en dépit des apparences, du fond de l’air, du discours dominant, à partir des années 1960, résumé de la sorte : « Le seul problème est de savoir dans quel ordre et comment les peuples vont accéder à un modèle universel de civilisation. »
via www.mediapart.fr