La puissance des amitiés adolescentes – Libération

On dit que la crise nous tue, nous sidère, nous désespère. A tel point qu’un grand nombre de nos contemporains sont acculés à attendre la victoire fracassante du fascisme. Le racisme légal n’est-il pas la seule consolation qui reste à ceux qui voient leur condition sociale dégradée et à l’humiliation qu’ils ressentent ? Au moins, les Blancs pauvres auront-ils le privilège d’être reconnus par l’Etat comme appartenant à une caste supérieure à celle des Noirs, des Arabes, des Juifs, des immigrés. Le fascisme n’est-il pas la puissance illusoire des impuissants ? Voilà ce qu’on nous dit du matin au soir et du soir au matin.

Le documentaire de David André Chante ton bac d’abord (1) prend le contre-pied de ces litanies de grand-mère sénile dont les médias nous affublent. Pour parler de la crise, le réalisateur choisit de filmer un groupe de jeunes appartenant à des familles ouvrières et des classes moyennes de Boulogne-sur-Mer pendant l’année de leur bac. Il rentre dans la vie de chacun d’entre eux, dans leurs familles, dans leur école, dans leurs rêves et surtout au cœur de leur amitié. Il nous montre la place, souvent oubliée, que celle-ci occupe comme relais de la famille et de l’école. Comme si ces amitiés adolescentes donnaient aux jeunes la possibilité de s’imaginer dans d’autres univers que les leurs. Grâce à ce lien, ils se représentent les valeurs d’autres parents et relativisent leur propre éducation. Cette puissance philosophique voire politique des amitiés adolescentes est possible grâce à la relative suspension des différences de classe et de sexe durant cette période qui précède le bac.

C’est ainsi que, d’une manière expérimentale et positive, on peut se mettre à la place de ses amis. Plus on a d’amis, plus il est possible de prendre de la distance avec l’éducation que l’on a reçue : juger, désobéir, choisir sa propre voie ou y adhérer en connaissance de cause. Comprendre qu’être libre, c’est trahir ceux qui nous veulent du bien. Or, si le réalisateur cherchait à nous raconter la vie de cette bande de jeunes, il leur donne, en vérité, l’occasion de montrer ce dont ils sont capables. En fait, ce sont eux qui s’arrogent ce pouvoir. Comme si le réalisateur, à force de vouloir être fidèle à la réalité, avait fini par la transformer.

Si l’on ne sait pas ce que sera l’avenir de ces jeunes, on est sûr que ce film leur a permis de prendre conscience de leurs capacités contre tous les chantres de l’apocalypse qui ne cessent de leur dire d’avoir peur, d’être modestes, de ne rien oser. Ce film nous émeut parce que la caméra de David André nous rend témoins de cette émancipation. Nous, spectateurs, nous participons aussi à cette épreuve qui est bien plus importante que celle du bac. C’est grâce à notre émerveillement que nous validons la potentialité de ces jeunes issus d’un bled perdu que tout condamne au néant. Mais loin de représenter leur seule classe d’âge, l’histoire de ces adolescents devient une sorte de parabole de la crise actuelle. Les adultes éprouvent les incertitudes de l’adolescence, cet âge durant lequel nous perdons les protections de l’enfance et où nous prenons conscience des multiples possibilités, belles et horribles, qui s’ouvrent à nous.

Ainsi dépendra de nous le fait que la crise nous appauvrisse, nous humilie, nous remplisse de haine ou qu’elle soit, au contraire, l’occasion de réformes sociales, économiques et politiques émancipatrices.

La bonne question que pose ce documentaire n’est pas de savoir si notre niveau de vie sera pire, égal ou supérieur à celui de nos parents. Ce que nous voulons – sans toujours nous en rendre compte par peur ou par désespoir – c’est une autre vie que la leur. C’est pourquoi, à l’instar de cette bande d’adolescents, nos luttes ne doivent pas viser à conserver ce que l’on a mais à accoucher de mondes inédits en tremblan

via www.liberation.fr

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