Jean Salem et Henri Alleg: le don du souci fraternel – Libération

Comme tous les soirs, il est avec sa grand-mère et sa tante, «autour de la grande table ronde de la salle à manger». Et voici que du «très volumineux appareil de radio», sort la nouvelle : «Henri Alleg s’est évadé. Toutes les polices de France sont à ses trousses.» Il se tourne vers Grannie : «C’est Papa ?» La vieille dame «se met à fondre en sanglots», cependant que Tatie explique «non pas une, mais quatre, ou six (ou douze ?) fois» qu’«on peut fort bien être un honnête homme, un bon garçon, un type droit, propre sur lui, etc., et se voir néanmoins jeté en prison».

Oui, c’était le papa de Jean. «Moins de trois mois plus tard, mon père, ma mère, mon frère et moi, nous nous retrouvions sur un quai de gare, à Prague, en Tchécoslovaquie […]. Nous avions traversé l’Allemagne. Par train. Et très discrètement. Quant à mon père, on peut dire que je faisais quasiment connaissance avec lui, puisque, depuis que j’avais eu mes trois ans, je ne l’avais jamais revu.»

Ebranlement. Jean Salem est à présent philosophe, professeur à la Sorbonne et directeur du Centre d’histoire des systèmes de pensée moderne. Il est l’un des grands spécialistes du matérialisme antique, à la tête d’une belle œuvre, qui porte sur Démocrite, Epicure et Lucrèce, mais aussi les Lumières, l’art de la Renaissance, les libertins du XVIIe siècle, Maupassant, Spinoza, Marx et Lénine. C’est un homme charmant, d’une politesse exquise, surannée, toujours enclin à l’ironie, qui, parlerait-il de la bataille de Stalingrad ou de l’Ouzbékistan, ne rate jamais un imparfait du subjonctif. Il est né le 16 novembre 1952 à Alger. Il est le fils d’Henri Alleg, pseudonyme d’Harry Salem. Lorsque celui-ci s’évade, Jean a neuf ans. Il ne sait rien des activités politiques de son père.

On réalise mal aujourd’hui l’ébranlement des consciences que produit en France et dans le monde la Question d’Henri Alleg. L’ouvrage paraît le 18 février 1958. On savait peu ou prou que l’armée française torturait en Algérie. Mais le témoignage d’Alleg est décisif, qui décrit les pires horreurs subies – coups de pieds, gifles, brûlures, étouffement, «gégène», courant de magnéto haute tension sur les parties génitales, supplice de la baignoire – de la façon la plus sobre, avec «le ton neutre de l’Histoire», écrira François Mauriac. «On te niquera la gueule… On va faire parler ta femme… Tes enfants arrivent de Paris», lui crachent ses tortionnaires. Abîmé, couvert de blessures et d’ecchymoses, il leur répond : «Vous pouvez revenir avec votre magnéto, je vous attends, je n’ai pas peur de vous.» Il ne parlera pas. La presse donne à la Question – porté à l’écran par Laurent Heynemann en 1977un écho considérable. Jean-Paul Sartre écrit dans l’Express l’un de ses textes politiques les plus intenses, «Une victoire», qui deviendra la postface à l’ouvrage. L’interdiction du livre provoque des interpellations parlementaires, une adresse solennelle envoyée au président René Coty (signée par Sartre, Mauriac, André Malraux, Roger Martin du Gard…), une vague de protestations dans tout le pays. En dépit de la censure, il est réédité à Lausanne, puis, en octobre 1959, repris chez Minuit, l’éditeur d’origine, vendu à 150 000 exemplaires, traduit dans plus de quinze langues… Sartre avait raison : «Une victoire.»

Fils de tailleurs, né à Londres le 20 juillet 1921 dans une famille de juifs russo-polonais qui a fui les pogroms, naturalisé français, Harry Salem arrive à Alger en 1939, et prend fait et cause pour le peuple algérien. Il adhère au Parti communiste algérien, et entre à Alger républicain, où il signe «Henri Alleg» et dont il prend la direction en 1951. Le journal a une lign

via www.liberation.fr

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