Dreyfusards de l’ombre – Libération

Alfred Dreyfus eut nombre de défenseurs illustres, à commencer par les «intellectuels» qui, on le sait, naquirent dans la tourmente de cette affaire. Mais Marie Aynié n’a pas voulu se satisfaire de ce constat, ni de son corollaire, selon lequel le dreyfusisme n’aurait guère touché la France profonde. Elle est donc partie à la recherche des «amis inconnus» du capitaine injustement accusé. Elle a pour cela dépouillé les journaux à la recherche des listes de souscripteurs et de pétitionnaires, elle a fouillé les archives de police pour lire les comptes rendus de manifestations ou de meetings organisés par la Ligue des droits de l’homme. Elle a surtout dévoré les milliers de lettres envoyées par de simples particuliers à Lucie, Alfred et Mathieu Dreyfus, et à quelques grandes figures du camp révisionniste comme Joseph Reinach, Auguste Scheurer-Kestner et bien sûr Emile Zola, conservées dans les musées, bibliothèques et fonds d’archives.

Le portrait collectif qui en émane se révèle passionnant. Contrairement aux idées reçues, il y eut bien une France des petits et des humbles «convaincus du bien-fondé de la lutte dreyfusarde». Au temps le plus fort de l’affaire, entre la parution de «J’accuse» en janvier 1898 et le procès de Dreyfus à Rennes en août 1899, des milliers de Français de toutes conditions et de toutes origines prirent la plume pour dire leur indignation, critiquer les errements de l’état-major, du gouvernement, de la presse, accuser les jésuites, les nationalistes et, au nom du «vrai patriotisme» et de l’exigence démocratique, défendre l’innocence de Dreyfus. Si Paris domine évidemment cette géographie du dreyfusisme, le livre montre qu’il ne l’épuise pas : l’Est et la Franche-Comté, la Normandie, le Languedoc, les Pyrénées s’engagèrent dans la bataille. Les protestants y figurent en première ligne, mais on y trouve aussi de nombreux juifs, qu’on pensait être demeurés davantage sur la réserve, ainsi que des ruraux, des catholiques, des ouvriers, des artisans, des petits patrons, habituellement présentés comme sensibles à la propagande antisémite. Marie Aynié insiste sur l’engagement des féministes, emmenées par les journalistes de la Fronde et par l’«Appel aux femmes de France» de Jean Psichari, et toutes émues par la figure de Lucie Dreyfus, héroïne silencieuse, digne et inaccessible. Pour tous ces anonymes, conclut ce livre novateur, le dreyfusisme a été «un moment d’investissement affectif, mais aussi un moment fort d’expérimentation de leur citoyenneté».

via www.liberation.fr

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