D'habitude, c'est elle qui harcèle ses enfants : « À quelle heure tu rentres ? Tu dînes à la maison ? » Mais depuis le 18 juillet, le rapport s'est inversé. C'est elle qui envoie désormais des SMS à sa cadette : « Ne m'attendez pas, je vais rentrer très tard. » Car à cette date, Bruxelles a pris de court la filière avicole bretonne en coupant le robinet des « restitutions », ces aides européennes accordées aux exportateurs de poulet congelé dans le cadre de la politique agricole commune (PAC), qui permettaient de survivre face à la concurrence du « poulet javel » brésilien et américain, 30 à 50 % moins cher.
Déléguée CGT de l'abattoir Tilly-Sabco, fleuron de la petite commune finistérienne de Guerlesquin à vingt minutes de Morlaix, et autre géant du poulet congelé breton après le groupe Doux, Corinne Nicole, 46 ans, n'a plus une minute pour les siens. Quand elle ne sillonne pas, la nuit tombée, la campagne armoricaine pour ramasser dans son quarante-quatre tonnes des centaines de poulets vivants dans les fermes – son boulot, depuis qu'elle a perdu son épaule gauche à force de gestes répétitifs il y a deux ans –, cette ouvrière passée par tous les services de l'abattoir avant de se reconvertir en interne, santé oblige, chauffeur-routier, passe son temps à gérer la crise sociale qui gronde.
Corinne Nicole, élue CGT, porte-parole des "Tilly"© Rachida El Azzouzi
Cet été, elle a consacré ses trois semaines de vacances au dossier, pris seulement trois jours pour aller à la mer en famille et démissionné de son mandat de juge des prud'hommes « pour être à 100 % dans la lutte ». Depuis la rentrée et l'arrivée de l'automne, le « mis du », « le mois noir », dit-elle en breton, le calendrier s'est accéléré. Il faut courir de comités d'entreprise extraordinaires en manifestations à travers la région, à la rencontre des élus locaux, des ministres, pour les interpeller sur le drame qui s'annonce en Bretagne « si l'Europe ne revoit pas sa décision, si l'État ne fait rien ». Il faut aussi gérer le stress grandissant des collègues, des équipes de jour comme de nuit – 332 salariés et une centaine de précaires paniqués à l'idée de perdre leur emploi –, les rassurer en leur déroulant un avenir qu'elle-même sait incertain sinon condamné par l'arrêt des restitutions et l'effondrement du marché.
Ce vendredi 20 septembre, Corinne Nicole a dormi à peine deux heures, tout juste croisé au petit-déjeuner son mari « plutôt compréhensif ». Charpentier de marine, il construit des bateaux de luxe en bois sur le chantier de Guip dans le port de Brest pour les patrons du Cac 40 – « un autre monde » – et gagne un peu plus que le Smic. La journée s'annonce longue, très longue. Elle a prévu deux paquets de cigarettes pour tenir le coup et déjà avalé un litre de café. Elle doit d'abord passer à l'usine à Guerlesquin où les mesures de chômage partiel sont très mal vécues. Contrainte
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