Quelle nuit transfigurée ! « L’affaire Bettencourt », qui pesa sur le quinquennat de Nicolas Sarkozy, décante sous la plume d’un pourvoyeur d’équivoques : Michel Vinaver. Le scandale, naguère épinglé par la presse, flotte sur les planches, en un fascinant mouvement de dissolution-résurrection. Énigmatique autant que révoltant. Les personnages hier dénoncés à l’envi changent de registre : fini les têtes de Turcs, voici un vol de chauves-souris poético-ironico-politique !
Liliane Bettencourt, feu son mari André, leur fille Françoise, la domesticité qui les entoure et les aigrefins qui en tirent parti, tout ce monde en suspension se cogne à la mythologie, bute sur la Bible, se casse le nez sur Aristophane, tout en chroniquant nos temps modernes avec une acuité hallucinante.
Françoise Bettencourt-Meyers (Christine Gagnieux), flanquée de ses fils Nicolas (Dimitri Mager) et Jean-Victor (Pierre Pietri)
L’auteur, né en 1927, eut un coup de génie plein de sève : placer l’histoire, ou plutôt ses fragments agencés en trente tableaux, sous le signe d’une paire de spectres totémiques. Le début et la fin de la pièce sont pris en charge par deux arrière-grands-pères on ne peut plus antagonistes de Jean-Victor et Nicolas, les ultimes rejetons de la lignée Bettencourt. Voici Eugène Schueller et Robert Meyers. Schueller, fondateur de L‘Oréal aux idées fascisantes arrêtées, est le père vénéré de Liliane Bettencourt. Le rabbin Meyers, qui périt à Auschwitz, est le grand-père de Jean-Pierre Meyers, le mari de Françoise Bettencourt.
Leur duo soliloque, parallèlement. Mais dans le théâtre du chamane Vinaver, les parallèles se croisent et se tressent en de saisissants coq-à-l’âne, par la grâce de montages méticuleux ou de collages aléatoires. Si bien que les aïeux, qui expectorent alternativement des lambeaux de phrases frottés comme des silex, donnent le « la » d’une partition – tout devient musical chez Michel Vinaver. Motet crypté, cantate occulte, fugue insinuée…
Ce confessionnal polyphonique à ciel ouvert, ce théâtre de chambre tout empli de choralité, cette pièce d’une radicalité sibylline et fulgurante, cette histoire fractale et onirique gorgée de mots-fusées, bénéficient des services d’un « fixeur ». Un chroniqueur-intervieweur y fait office de coryphée. Il matérialise l’évanescence. Il sert de truchement entre le public et les personnages fantomatiques – c'est le seul rôle qui nous laisse sur notre faim, du fait de sa situation uniforme et contrainte, sans ligne de fuite possible, qu'accentue le jeu un brin « hôte d'accueil » du comédien…
Debout parmi les assis, les mains dans les poches : Clément Carabédian dans le rôle du chroniqueur © Michel Cavalca
Michel Vinaver est tenu, en compagnie de Valère Novarina, pour le plus grand dramaturge français vivant. Il n'a cessé de jouer à cache-cache avec le monde contemporain. Il l'a débusqué l’air de
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