Vous insistez dans votre analyse économique sur la nécessité de droits salariaux attachés à la personne, que voulez-vous dire ?
Bernard Friot Que le salaire, comme le droit de vote, doit devenir un droit politique. Notre travail est reconnu de trois façons : par un employeur si nous allons sur le marché du travail et sommes employés ; par la vente du produit de notre travail sur le marché des biens et services si nous sommes indépendants ; par le salaire à vie si nous sommes fonctionnaires ou retraités. Or les employés et les indépendants sont soumis à des aléas sur lesquels, individuellement ou collectivement, ils n’ont aucune prise. Les capitalistes les exploitent sans retenue. Le marché du travail, des biens et services ne peuvent plus être le fondement de la reconnaissance du travail. Il faut généraliser le salaire à vie, c’est-à-dire une reconnaissance du travail attachée à la personne et non pas à un emploi ou à la vente d’un produit. Le droit politique de suffrage doit se doubler du droit politique de salaire : chacun, à 18 ans, a droit à vie au salaire correspondant au premier niveau de qualification, et passe au cours de sa carrière (qu’il soit indépendant, dans une entreprise ou fonctionnaire) des épreuves de qualification qui lui permettent de passer à des niveaux supérieurs, chaque progrès en qualification étant acquis à vie.
Le compte personnel d’activité est-il un progrès en ce sens ?
Bernard Friot Sûrement pas, c’est au contraire une régression. Un compte personnel, à commencer par le plus ancien d’entre eux, le compte personnel de retraite Arrco-Agirc, construit contre le régime général, asservit les travailleurs au marché du travail puisque c’est la performance dans l’emploi qui alimente le compte. Plus j’ai d’emplois, et de bons emplois, plus j’additionne des droits à des jours de repos ou de chômage, à la formation, à la retraite, à la complémentaire santé, etc. Ainsi, alors que le régime général permet de prolonger dans la pension les meilleurs salaires, le compte personnel tient compte de toute la carrière, y compris les années très mal payées. Le CPA n’est donc pas attaché à la personne, mais à son parcours professionnel, ce qui n’a rien à voir.
Pouvez-vous préciser en quoi cela n’a rien à voir ?
Bernard Friot La pension dans la fonction publique est la poursuite à vie du meilleur salaire et non pas la contrepartie des cotisations de carrière. Elle est donc bien un droit dépendant non pas de la mesure du parcours professionnel telle que l’opère l’addition de points dans un compte, mais de la qualification de la personne, qualification qui lui est attachée à vie. Alors que la pension Arrco-Agirc est du revenu différé qui dépend étroitement de la performance sur le marché du travail pendant 42 ans, la pension de fonction publique prolonge à vie le salaire atteint en fin de carrière.
Dire qu’un « droit est attaché à la personne » serait donc un abus de langage ?
Bernard Friot Évidemment. Le CPA fait étroitement dépendre les droits de l’emploi. Sauf que l’emploi, tel qu’il est vu par les capitalistes, ce n’est plus « l’emploi poste », mais « l’emploi parcours ». Le capitalisme financiarisé ne veut plus s’engluer dans la stabilité de postes de travail, et donc lier des droits au poste de travail : il s’efforce d’obtenir des salariés les plus mobiles possible et donc il lie les droits au parcours professionnel. Qu’on me démontre que le parcours professionnel est davantage maîtrisé par le salarié que son poste de travail ! En fait il ne maîtrise ni l’un ni l’autre. Et passer de droits attachés au poste à des droits attachés au parcours, ce n’est en aucun cas passer à des droits attachés à la personne. Pour qu’un travailleur soit titulaire de droits attachés à sa personne, il faut que ces droits le libèrent de l’aléa
via www.humanite.fr