Comment enseigner l’histoire dans un pays multiculturel comme le nôtre ? Alors qu’une partie de la société française continue de se crisper sur la nature de ses identités – les débats autour de binationaux, qui seraient moins Français que les autres, en constituent une preuve supplémentaire –, l’historien Serge Gruzinski nous livre ses réflexions. Et plaide pour l’enseignement d’une histoire « globale », bien plus large que le récit aseptisé et franco-français que certains voudraient remettre au goût du jour. « L’apprentissage de l’Histoire n’est pas une mémorisation collective d’un passé commun aseptisé. Il requiert une distance critique, doit susciter un débat et impliquer l’élève dans le processus. » Entretien.
En 2015, l’historien Serge Gruzinski publiait chez Fayard L’Histoire, pour quoi faire ?. Sous ce titre provocateur, l’auteur revient sur l’enseignement de sa discipline en France, et propose plusieurs pistes de réflexions en prenant appui sur l’ « histoire globale ». Depuis quarante ans, à travers l’étude du monde méso-américain et des « découvertes » du Nouveau Monde au XVIe siècle, il analyse les divers mécanismes du métissage, de la mondialisation et de l’occidentalisation, et la façon dont ces phénomènes ont influencé nos sociétés contemporaines. Enseignant à Princeton (États-Unis), à Belém (Brésil) et à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris, l’auteur a puisé dans ses différentes expériences et ses travaux pour montrer en quoi l’apprentissage actuel des sciences sociales, et particulièrement de l’Histoire, n’est plus adapté au contexte contemporain. Une réflexion qui fait écho à de nombreux débats actuels.
Basta ! : Comment enseigner l’Histoire dans une société aux influences culturelles multiples, comme la nôtre ?
Serge Gruzinski : Faire de l’Histoire signifie former des esprits critiques. Le chercheur doit fonder ses réflexions à partir de la société dans laquelle il vit pour éventuellement tenter de dénicher des clés, des éléments de réponse dans le passé, dans des événements précis et un contexte délimité. L’Histoire et son apprentissage se sont toujours faits, en France, à partir de problématiques nationales. L’Histoire comparée, qui confronte des périodes et des aires culturelles autour d’un même thème, n’y échappe pas. Or comment enseigner l’Histoire face à des apprenants issus de la mondialisation, avec des origines, des passés et des cultures qui ne sont pas homogènes ?
Revenons un instant sur la très belle expérience pédagogique qui a été menée à Roubaix, une région que je connais bien, dont je suis natif. Le mérite revient à l’enseignant Laurent Guitton [1], qui m’avait contacté après avoir lu L’Aigle et le Dragon [2]. Ses élèves sont majoritairement issus de cultures musulmanes et maghrébines. Ils sont tributaires d’une histoire à la fois locale et mondiale qui mêle l’immigration maghrébine, le chômage et le monde ouvrier, la désindustrialisation, l’industrie textile, le passé flamand…
via www.bastamag.net