Dans son dernier ouvrage, Yves Citton, professeur de littérature à l’université de Grenoble et codirecteur de la revue Multitudes, explore quelques pistes pour « renverser l’insoutenable ». Devant les politiques d’austérité, les crises démocratiques ou les catastrophes environnementales, les signaux de la fin d’un monde caractérisé par des pressions insupportables sont au rouge.
Face à ce constat, Yves Citton propose ici de « repérer ce que nos modes de vie actuels ont d’insoutenable, défléchir les pressions qui nous écrasent pour en tirer de nouvelles énergies libératrices, proposer quelques éléments de discours pour permettre à de nouvelles pensées de circuler entre nous ». Comme dans son précédent ouvrage, intitulé Mythocratie, storytelling et imaginaire de gauche (lire notre entretien), Yves Citton travaille sur le vocabulaire et l’imaginaire pour ouvrir la voie à une « politique des gestes », y compris infimes.
Pourquoi dites-vous que les discours sur « la crise », qu’elle soit démocratique ou économique, sont profondément conservateurs et constituent aujourd’hui « nos plus sournois ennemis » ?
La crise permet à la fois d’augmenter la pression sur le présent et de le rendre tolérable au vu de la promesse, toujours reportée, de sortie du tunnel. La structure narrative du discours « de crise » suggère que c’est temporaire, qu’on va s’en sortir, mais comme on en parle sans changer l’orientation générale de l’économie, ou l’articulation entre économie et écologie, rien ne bouge.
Je suis né dans les années 1960, et j’ai vécu depuis dans un discours de crise permanent. J’habitais aux États-Unis dans les années 1990, dans une période de chômage faible, de croissance honnête et d’excédents budgétaires, mais, même là, on disait que la crise menaçait. Quelques rares excentriques proposaient, à cette époque, de mettre en place une taxation accrue sur l’essence pour des raisons énergétiques et écologiques, mais toute une série d’économistes se sont alignés pour dire qu’une augmentation saperait toute l’économie.
Depuis, le prix de l’essence s’est accru bien au-delà de ce qui était prévu, en raison du renchérissement du prix du pétrole, et rien ne s’est pourtant effondré (ou du moins pas à cause de cela). On aurait eu l’occasion de tenter une reconversion, mais le discours de la crise, de l’état de crise permanent pousse à ne pas faire de choix innovants. C’est d’autant plus vrai qu’on parle de crise au singulier, et que « la » crise qui domine les discours est la crise économique ou financière. Il y a pourtant avant tout une crise écologique dont l’urgence est réelle, mais l’effet majeur des discours de crise, depuis 2008, a été de faire passer à la trappe ou de mettre en suspens les rares mesures environnementales envisagées jusque-là.
« Crise » et perspectives de « sortie de crise », ou de « relance » de « la croissance », toujours au prix de « sacrifices » sociaux, toujours iniquement non partagés, sans égards pour les implications écologiques dans le moyen ou le long terme, sont les oscillateurs rhétoriques
via www.mediapart.fr