Les plus malheureux sont alors les plus âgés, qui ont déjà vécu deux guerres mondiales, et ne touchent que des retraites misérables. Lorsque le minimum vieillesse est instauré en 1959, il est fixé au tiers du salaire minimum… et la moitié des plus de 65 ans en profitent (8 % aujourd'hui, alors qu'il est fixé aux deux tiers du SMIC !).
Mais ce bonheur privé, du moins chez les actifs, n'est pas pour autant synonyme de confiance dans l'avenir. Durant la quinzaine d'années qui suit la Libération, l'actualité politique est pour le moins inquiétante : perspective permanente d'une guerre nucléaire, guerre d'Indochine où périrent autour de 40 000 Français, guerre d'Algérie où furent envoyés 80 % des classes d'âge ayant 20 ans entre 1954 et 1961… En 1957, la moitié des jeunes sondés pensent connaître, durant leur vie, une nouvelle guerre mondiale. De la Libération, au début des années 1950, on n'a guère, à parcourir la presse, l'impression d'un âge d'or, mais plutôt d'un âge inquiet devant le péril d'une apocalypse nucléaire.
De plus, on s'inquiète pour la jeunesse, pour celle née avant guerre qui arrive à l'âge adulte, ou pour les premières générations du baby-boom qui entrent dans l'adolescence. Comme l'a très bien montré l'historienne Ludivine Bantigny dans Le Plus Bel Âge ? Jeunes et jeunesse en France de l'aube des « Trente Glorieuses » à la guerre d'Algérie (Fayard, 2007), « la jeunesse devint au cours de cette période [années 1950 et début des années 1960] un thème majeur de l'actualité médiatique, un centre d'investissement politique, un objet d'investigation scientifique ». La presse est remplie d'articles s'alarmant de la montée de la violence et de la délinquance chez ceux que l'on appelle après guerre « les J3 » (du nom des cartes de rationnement, qui ne sont supprimées qu'en 1949, des adolescents) puis à la fin des années 1950, les « blousons noirs ». Toujours plus jeunes et pratiquant une violence toujours plus gratuite seraient les délinquants : on croit entendre les termes actuels.
Si elle n'est pas délinquante, la jeunesse est accusée d'être amorale, tristement jouisseuse, sans idéal, à l'image de la Françoise Sagan de Bonjour tristesse. Ce conflit des générations se cristallise autour du film Les Tricheurs de Marcel Carné, plus grand succès (900 000 entrées) de l'année 1950, mettant en scène l'histoire de jeunes de Saint-Germain-des Prés cyniques, frivoles, désabusés, dont l'un finit par se suicider. La jeunesse plébiscite le film (c'est le film préféré, en 1960, des garçons de 16 à 18 ans) mais indigne catholiques, communistes, qui ne veulent voir dans ses mœurs que ceux de la bourgeoisie décadente, et gaulliste. Le maire de Nice, Jean Médecin, va jusqu'à interdire la projection du film dans la ville, semblant persuadé, comme l'est le secrétaire d'État à la jeunesse et aux sports Maurice Herzog, que « le cinéma est responsable de 80 % du mal de la jeunesse ».
Les séries de sondages dépouillés par Rémy Pawin montrent bien que cette atmosphère de crise morale larvée, entretenue par l'interminable guerre d'Algérie, influe sur le moral des Français. Ce n'est qu'en 1963 que les sondés qui estiment que l'année écoulée a été bonne deviennent majoritaires. La date ne doit rien au hasard : 1962 a été l'année de la fin de la guerre d'Algérie comme celle de la crise des missiles de Cuba, conclue par un accord tacite entre États-Unis et URSS éloignant le spectre d'une guerre nucléaire. Ce n'est donc qu'à partir de 1962 que tous les indicateurs rassemblés par Rémy Pawin montrent que les Français semblent avoir retrouvé foi et confiance dans l'avenir… à l'exception de la crainte du chômage, qui semble aujourd'hui paradoxale de la part d'une société de plein emploi, mais qu'éprouvent près de deux tiers des Français durant toutes les années 1960. Plutôt que de Trente Glorieuses,
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